Au royaume des aveugles

Il va pas me répondre ce con. Il est bourré ou quoi ?

– Monsieur, je suis dans la rue, j’aurais besoin d’aide. Vous êtes censé me guider.

C’est bien ma veine, chaque fois, mais chaque putain de fois, je tombe sur un cassos.

– Monsieur, bêtement, je n’ai pas pris ma canne connectée, donc si vous ne me guidez plus, je, je ne vais pas pouvoir aller à mon rendez-vous.

Rien. Il est parti.

– Je vais avoir du mal à rentrer chez moi. Monsieur !

– Hein, quoi ? Excusez-moi, je, je suis avec des potes là, je bois un coup alors, enfin vous voyez ce que je veux dire.

Si on m’avait filé un crédit à chaque trou de balle qui avait utilisé des expressions du style « Vous voyez », j’aurais pu me payer un guide à plein temps.

« Avec le progrès, être aveugle ne sera plus un problème » qu’ils disaient. « Vous verrez » qu’ils ajoutaient. Progrès mon cul ! Tout ce que j’ai vu, c’est qu’ils ont coupé les crédits pour les aveugles. Oui, je dis aveugle et je les emmerde avec leur novlangue. Malvoyant, malvoyant ça veut dire quoi : que je vois mal ? Allez-vous faire foutre, je ne vois ni bien, ni mal, je ne vois pas. Comme tous les aveugles.

Le progrès, qu’ils disaient. Techniquement, tous les aveugles devaient revoir dans les 20 ans. C’était il y a 30 ans. Et c’est vrai que tous les aveugles milliardaires sont redevenus voyants. Œil bionique, puce dans le cerveau pour la coordination, programme de rééducation. Ça fonctionne. Pour les autres. Pour les glandus comme ma gueule, le progrès a pris une drôle de couleur. Déjà qu’il y avait zéro boulot pour les voyants alors les aveugles, à part faire la queue pour quémander un peu d’aide, il ne leur restait pas grand-chose. Oh ! bien sûr avec la technologie, internet, les robots, certains aveugles plus brillants ont réussi à s’en sortir. Mais, dites les gars, les filles là-haut, les aveugles sont comme les autres : une écrasante majorité de gens normaux. Ni très brillants, ni très cons, ni très travailleurs, ni très feignants, ni supérieurement intelligents, ni inférieurement stupides. Et pour ces gens normaux, ces aveugles lambda, rien n’a changé.

Je vivotais dans un studio, enfin une cage à lapin, dans le nord. Et je m’estimais chanceux d’avoir un toit.

Chanceux et aveugle. Mais c’était de famille ça. Une maladie. Pas génétique, psychologique. Mon père, déjà, s’était crevé les yeux. Quand ma mère l’a découvert, elle a un peu vrillé et n’a rien trouvé de mieux que de crever les miens. J’avais 6 ans, j’adorais lire. Mon père adorait écrire, j’adorais lire jusqu’à ce que, jusqu’à ce que ce ne soit plus possible. Je vous assure, apprendre le braille à 6 ans, c’est pas pareil que dévorer un bouquin de Jules Verne avec les yeux.

Toujours est-il que je vivais dans ce monde de merde, un monde sauvé par la technologie mais totalement plombé par le manque d’empathie.

Pour pallier son renoncement, l’état avait favorisé des applications privées, qui se gavaient de pognon sur le dos des petites gens. Plus de programme national pour les aveugles mais une myriade de petites applis qui exploitaient des utilisateurs bénévoles.

Une appli, “See For Me”, permettait à un aveugle comme moi, de se faire guider par un voyant. Tu portais une webcam sur ta casquette, ton épaule et le voyant pouvait te piloter à distance. “Tourne à droite, prends à gauche”.

L’idée sentait le génie. Non, l’idée aurait été géniale dans un monde empathique.

Dans ce monde de merde, les personnes sincèrement désireuses de nous venir en aide, probablement devenues ermites pour survivre, avaient petit à petit laissé place à des gens qui voulaient s’amuser, se moquer des autres.

On était sur du 50/50, et le service devenait inutilisable. Mais là, j’en avais vraiment besoin alors comme un con, je m’étais encore laissé abusé.

– Ecoutez, c’est important que je sois à l’heure à mon rendez-vous. Ils viennent de me convoquer et si je ne suis pas chez eux dans une heure, ils vont me couper mes allocs. Vous savez comment ça marche aujourd’hui non ?

– Ah, bah à qui le dites-vous ! si vous ne faites pas partie des 53, vous n’êtes plus rien.

– 53 ? Ils sont 53 maintenant ? Avant c’était plus non ?

– Oui, mais c’était avant.

– Ah ok. Bon alors je vais où là ?

– Dans ton cul.

– Pardon ?

– Non, excusez-moi, j’ai pas pu résister ahahah.

Cette blague était ringarde depuis au moins 20 ans, pour peu qu’elle ait jamais été drôle.

– OK. Je fais quoi là ?

– Là, vous attendez sur un trottoir.

– Putain, je ne vous demande pas ce que je fais maintenant, mais ce que je dois faire pour être à l’heure à mon rendez-vous !

– Dites, je suis là pour vous aider moi, pas pour me faire engueuler. Vous n’êtes pas précis dans vos formulations, j’y peux rien.

Voilà le monde dans lequel je vivais. Même ceux ou celles qui rendaient service, le faisaient pour gagner quelque chose. Ils se faisaient marcher sur la gueule toute la journée, alors si le soir ou le week-end, ils pouvaient se défouler sur un plus faible, ça leur permettait de tenir une semaine de plus.

– Bien, alors pouvez-vous m’indiquer où je suis ET où je dois aller ?

– Oui, je le peux.

En plus d’être méchant et con, ce type avait l’humour le plus pourri de la planète. Je ne dis rien, espérant qu’il se reprendrait de lui-même. Effectivement.

– Attendez, je rebois un coup et je suis à vous. Alors, tournez-vous sur votre droite et marchez. Tranquillement, sur 500 mètres à vue de nez.

Dans ma panique, j’avais oublié ma canne. Vous allez me dire « Un aveugle qui oublie sa canne pour se faire guider par un connard alcoolique, faut pas s’étonner ». Vous avez raison, mais n’oubliez pas : à 14h12, je reçois un appel des services sociaux. À 14h15, je comprends que si je ne suis pas, physiquement, dans leurs bureaux avant 16h00, ils me coupent les vivres. À 14h18, j’ai une personne sur « See For Mee », sympathique, prévenante. A 14h20, je suis en bas de chez moi, prêt à marcher les 45 minutes nécessaires. A 14h35, lorsque je suis assez perdu, ce connard se met à changer de tactique. Ils font souvent ça. Sympa au début pour qu’on ne se doute de rien et puis…

Bref, j’ai merdé, mais je n’ai plus le choix. Je pourrais changer d’interlocuteur mais il faut payer l’appli. Et je n’ai plus de crédit. Je réalise à cet instant à quel point ma vie est devenue pathétique. À quel point j’ai peu ou pas de porte de sortie. Sauf le suicide mais, mais non, je garde ça sous le coude. J’ai encore une vie à vivre merde. Je n’ai que 26 ans.

– Voilà, allez-y, attention, faites un écart à gauche maintenant.

– Vous êtes sérieux ?

– Quoi ?

– Vous venez vraiment de me faire marcher dans une merde de chien ?

– J’ai dit à gauche ? Excusez-moi, je voulais dire à droite.

Je suis aveugle pas anosmique, bien au contraire. Je vais sentir ce truc toute la journée. Mais aucune règle n’interdit de venir régler son dossier d’allocations sans puer la merde. Au contraire, ça les gonflera. Pas plus mal. Si je ne prends pas la vie du bon côté, ça va se compliquer.

– Et maintenant ?

– Dans quelques secondes, je vais vous demander de tourner à droite.

Pourquoi est-ce que je m’inflige cela ? Faire confiance à ce point à un inconnu, c’est tellement anxiogène. Tellement. Surtout quand l’inconnu a déjà fait preuve de sa bêtise.

– Top.

Je tourne et me prends un mur en pleine gueule.

– Les gars, resservez-moi un verre, je viens de marquer 5 points, ahahaha !

– T’as pas coupé le micro Ethan.

– Ah merde. Pas grave. Excusez-moi monsieur.

– Mais non, je ne vous excuse pas putain ! Pourquoi vous faites ça, pourquoi ? Vous trouvez qu’on n’a pas assez d’emmerdes ? Qu’il faut qu’on se tire dans les pattes au lieu de s’aider…

Je suis parti pour tout balancer, ça pourrait durer des heures mais le mec me coupe.

– Et vous avez quoi à proposer vous ? À part m’apprendre à lire le braille dont je n’ai rien à foutre ? Allez-y, expliquez-moi.

– Je suis aveugle, pas complètement con. Je peux faire plein de choses, je peux aider dans plein de domaines.

– Ouais, mais si je ne vous indique pas le chemin, vous marchez de merde en merde en vous prenant les murs. Alors gardez votre proposition. On continue ?

Il faut avoir vécu ce genre d’humiliation pour comprendre le sentiment qu’elle créé. L’impuissance dans laquelle je me retrouve me rend fou. Parce que je sais que c’est injuste, que c’est méchant et aussi, peut-être surtout parce que ça se joue à tellement peu de choses. Je ne suis pas inutile, je ne suis pas bon à rien, j’ai juste eu la malchance de tomber sur un con, d’oublier ma canne et je me retrouve démuni, totalement démuni. Ce n’est pas comme si c’était mon état naturel.

Mais il me reste une heure, à peine. Alors je dois ravaler ma colère, ma hargne. Si j’avais quelques crédits, je pourrais prendre un taxi ou une voiture autonome mais je n’ai rien.

– On continue.

– Bien. Vous avancez de trois pas et vous prenez à droite.

Je tourne. Pas de mur. J’avance. Il me pilote pendant quelques minutes. Une dizaine peut-être. Sans mauvaise surprise. Mais il a repris un verre et encore un autre.

– Oh, les gars, je commence à plus voir clair, ahahaha. Hey, hey monsieur, faudrait que vous tanguiez en marchant. Si vous tanguiez, comme je tangue aussi, ça s’annulerait peut-être.

– Mais c’est ridicule. C’est

– Vous voulez arriver à l’heure ?

Alors je marche en tanguant. Je tangue, de droite à gauche, de gauche à droite, je tangue à l’extérieur, je tangue à l’intérieur. Combien de temps avant d’arriver à mon rendez-vous ?

– Non mais finalement c’est pire, faudrait que vous tanguiez en avant puis en arrière. Oui, ce serait bien.

Alors je bascule en avant, en arrière.

– Dix points les gars, dix points.

J’entends des voix derrières « Allez, à moi. »

– Monsieur, vous pouvez courir ? Oui, faut courir hein allez.

Courir, pour un aveugle est une expérience compliquée. En confiance, les sensations sont décuplées, c’est incroyablement agréable. Quand la confiance est là, car autrement, le plaisir devient supplice. Je ne peux pas courir guidé par ces abrutis. Je voudrais négocier mais je connais déjà leur réponse. Alors je me mets à courir. Autant pour les fuir que pour en finir.

Pendant les 15 minutes qui suivent, je cours et me cognent dans une dizaine de personnes, je tombe deux fois, me prend trois murs. Mais je dois atteindre mon bureau de gestion du chômage. Alors je ne dis rien. Je cours, je serre les poings, je ravale ma haine, mon amertume.

– Et voilà monsieur, on est arrivé. Il est 16h35, vous êtes à l’heure. Qu’est-ce qu’on dit ?

– Allez bien vous faire enculer bande de salopards.

Je demande à une personne de me montrer la porte du bureau du chômage.

– Oh c’est pas très poli, entends-je.

Mais je m’en fous. Je ne leur dois rien.

J’entre dans le bureau et j’entends à nouveau :

– Pas poli du tout.

Mais le son ne vient plus de mes écouteurs. Il vient de la pièce où je me trouve.

– On donne des coups de mains, enfin des coups d’yeux, et c’est comme ça que vous nous remerciez ?

Le connard se trouve à deux mètres de moi maximum. Je me tourne, cherche à courir et hurler en même temps. Je me cogne dans une porte. Piégé. Comme un rat. La voix reprend :

– Détends-toi, tous tes problèmes de thunes viennent de disparaître.

Comment ai-je pu me faire avoir ? Je croyais à des abrutis.

– On est obligé de jouer aux gros cons bourrés. On vit dans un monde tellement pourri que si on file un coup de main, comme ça, pour aider, les gens se méfient. Tu te rends compte ?

Et mon putain de GPS qui n’a rien vu. Piraté.

– Tu sais que les aveugles ça court plus les rues ? Si je puis dire. Tu me croiras si tu veux, mais y-a tout un tas de gens que ça excite vachement. D’avoir un aveugle à leur botte. Enfin, je te dévoile pas la fin du film, tu la connaîtras bien assez tôt, vu que t’es l’acteur principal.


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