Ils allaient mourir | Nouvelle noire

Adam et Eve allaient mourir bientôt. Il aurait fallu un miracle pour sauver Adam, 60 ans, de son cancer généralisé. Personne ne savait pourquoi Eve se mourrait mais les examens étaient limpides, Eve allait mourir bientôt. Cela ferait des beaux titres dans les journaux :

« Adam et Eve se suivent dans la mort ».

« Adam et Eve croquent la pomme ensemble ».

Adam et Eve s’étaient rencontrés, comme beaucoup de couples, à un mariage. Un mariage civil. Adam, aussi athée que pouvait l’être un humain, avait passé la journée à se féliciter de ne pas avoir à supporter les bondieuseries habituelles des mariages religieux. Eve, plus compréhensive, moins énervée de nature, était simplement heureuse de partager le bonheur de ses amis. Et elle le dit à Adam.

Adam, conscient de son égoïsme, se sentit tout petit. Médiocre presque. Mais le regard bienveillant de Eve le bouleversa, le ramena à sa juste taille. Il se sentit non pas grand mais aussi grand qu’il pouvait l’être et peut-être même un peu plus. Dans ce moment de honte, de gêne et de grandeur, Adam tomba éperdument amoureux d’Eve.

Eve, qui lut dans les yeux d’Adam la transformation, en fut tout d’abord intriguée, puis touchée. Adam entreprit de convaincre Eve qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Heureusement pour Adam, Eve s’en était convaincue toute seule.

Je pourrais vous décrire leur vie, leurs 30 ans de vie commune. Car ils se rencontrèrent lorsque Adam avait 30 ans et Eve 32 ans, eurent deux enfants, qu’ils nommèrent, par réaction peut-être à leurs prénoms, Achille et Pénélope. Enfants qu’ils élevèrent du mieux qu’ils purent, qui grandirent, entourés, aimés et qui, à 25 et 28 ans avaient pris leur envol. Adam et Eve étaient un couple montré en exemple. « Regardez comme ils s’aiment ! », « Quand même, quelle histoire, avec leurs prénoms », « Ils sont tellement beaux ». Et c’est vrai qu’ils étaient beaux. Tous les deux.

30 ans de bonheur. Car le bonheur se prend partout et lorsque l’on sait le ramasser au bon moment, tout est possible.

Alors que Eve était en retraite depuis 1 an, Adam, 60 ans, s’apprêtait à la rejoindre. Ils imaginaient les voyages qu’ils pourraient faire, les endroits à visiter, toute la vie qu’il leur restait à vivre, quand Adam tomba malade.

D’abord ce ne fut rien, comme c’est souvent le cas lorsque c’est grave. Comme c’est également le cas lorsque que ce n’est rien, personne ne s’inquiéta. Puis Adam cracha un peu de sang. Les résultats tombèrent, la chimiothérapie commença, Adam maigrit. Enfin, il s’allongea, sans envie de se relever.

Eve qui suivait le traitement de près, par amour, empathie, osmose peut-être, vivait ce que vivait Adam. Elle se mit à maigrir aussi, abattue par une fatigue extraordinaire. Chaque kilo qu’Adam perdait lui enlevait un peu de vie, de bonheur et d’envie.

Lorsque Adam fut trop faible pour parler, Eve était devenue trop fragile pour manger et il fallait la nourrir par intraveineuse.

Autour d’eux, le constat était aisé : Eve se laissait mourir par amour. Quand à Adam, c’est la maladie qui le tuait.

Au seuil de la mort, Adam demanda à son plus proche ami, une dernière faveur. Léandre s’approcha d’Adam. Léandre avait rencontré Adam et Eve lorsqu’ils cherchaient un prénom pour leur premier enfant. Un prénom dénué de référence religieuse. « Léandre » était apparu et en cherchant à vérifier que le prénom n’était pas trop lourd à porter, ils avaient rencontré Léandre. Qui les avait dissuadés. Le prénom était lourd à porter, mais après tout, cela forge le caractère, mais surtout il était très utilisé à Madagascar et avec une connotation chrétienne assez marquée. Adam et Eve y avaient perdu un prénom mais gagné un ami. Un ami qui se penchait au-dessus d’Adam, pour recueillir ses dernières volontés.

– Je crois que c’est la fin, murmura Adam.

Et Léandre aurait voulu mentir, rassurer son ami, mais il lui semblait malhonnête de nier la vérité de son état. Son ami allait mourir. Tous le savaient, tous le sentaient. Ecarter d’une boutade cette vérité n’était pas digne d’un ami. Alors il ne dit rien.

– Il y a une dernière chose que je voudrais que tu fasses pour moi.

– Tout ce que tu voudras Adam.

Et Léandre, en prononçant ces mots s’aperçut qu’il les pensait. Il prit aussi conscience de la bêtise d’une telle promesse.

– Je voudrais que tu ailles voir Eve. Et que tu lui dises, que tu lui dises que …

Adam toussa, émit un bruit disgracieux, mais ne put s’essuyer la bouche, ce que fit, sans un mot, Léandre.

– Que tu lui dises que, si je l’ai aimé, au début, j’allais la quitter de toutes manières.

Léandre, saisi par ces paroles, allait questionner Adam qui reprenait déjà :

– J’allais la quitter le jour de ma retraite, c’était prévu. Tout était prévu. Tu lui diras oui ? Promets-moi que tu lui diras.

Comme seul le silence répondait à Adam, il insista :

– Ah mais tu m’as déjà promis. Alors c’est bien. Va. Va et reviens me voir après.

Et il ferma les yeux. Pour son, peut-être dernier sommeil, du moins si l’on en croyait les médecins. Un profond soulagement émanait de lui désormais. Comme s’il s’était déchargé d’un fardeau trop lourd à porter, ou comme si encore, il avait accompli son dernier acte.

Léandre, interdit, n’osait bouger. Il ne pouvait pas aller voir Eve pour lui dire cela. Impossible. Il n’allait pas, au détour d’une phrase, détruire 30 ans d’une magnifique histoire d’amour. Qu’avait voulu dire Adam ? S’ils ne s’aimaient plus, Léandre l’aurait su. Adam ou Eve, le lui aurait dit. Les deux lui témoignaient la même confiance aveugle. Il était le confident des deux et n’avait jamais trahi, trompé l’un ou l’autre. Parfois, s’appuyant sur des choses qu’il était seul à savoir, il s’était permis de les influencer, par petites touches, mais parce qu’il savait lui, à quel point ces deux-là s’aimaient.

Ils s’aimaient tellement qu’ils avaient toujours peur de pas être assez bien pour l’autre, de ne pas mériter l’amour de l’autre, de ne pas le ou la rendre assez heureux ou heureuse. Trente ans d’amour et de bonheur, discontinus forcément, comme tout bonheur, les laissaient encore avec l’envie de faire passer le bonheur de l’autre avant le sien.

Léandre se rendit dans la chambre de Eve, non loin. Il n’avait pas pris de décision. La promesse, faite à un mourant, c’était quelque chose tout de même. Il cherchait à comprendre comment on peut donner la priorité aux volontés d’un mort sur celles d’un vivant. Car seuls les vivants comptaient en réalité. Et pourtant, il sentait qu’il aurait du mal, beaucoup de mal à ne pas tenir sa promesse. Il entra dans la chambre d’Eve, la regarda dormir, si maigre, si faible et pourtant si belle. Eve portait bien son nom, car personne ne peut imaginer que la première femme, si elle avait existé, eut pu être laide sous quelque forme que ce soit. Et Eve était belle, supérieurement belle tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Léandre était amoureux depuis sa première rencontre avec Eve. Sa vue l’avait frappé au cœur d’un triple uppercut et l’avait mis KO pour la vie : le premier en découvrant son physique, le deuxième lorsqu’elle parla et qu’il comprit, instantanément toute la richesse qu’elle portait en elle, et le troisième, quand il surprit le regard qu’elle lança à Adam.

Léandre avait pourtant mis ses pas dans les pas de ce couple atypique, sans espoir malsain, sans autre but que de partager la vie de personnes si saines et si belles.

Et voilà qu’à l’aune du grand saut, Adam lui demandait de détruire tout cela. Impossible.

Eve ouvrit les yeux, alertée peut-être par la tension qui se dégageait de Léandre. Elle lui sourit, comme elle souriait d’une manière générale à la vie. Elle avait toujours sourit d’abord, pris en compte les problèmes ensuite et sourit de nouveau. Parfois, la vie était chienne et le sourire d’Eve disparaissait pour revenir encore et toujours.

Eve sourit et Léandre lui sourit en retour.

– Tu vas bien Léandre ?

Voilà bien Eve, songea Léandre. Sur son lit de mort, elle demandait aux autres comment ils allaient. Léandre n’allait pas bien mais que pouvait-il lui dire.

– Très bien ma chère, très bien.

– Alors je suis contente. Je vais pouvoir partir en paix.

Elle reprit sa respiration.

– J’ai pourtant une dernière chose à te demander. Un grand service.

Léandre qui en était encore à tourner les mots d’Adam dans sa tête, accueillit ce nouveau message comme une porte de sortie.

– Mais tu dois me promettre de faire ce que je te demanderai.

Allons, voilà que ça recommençait. Léandre était au fait du danger de dire oui, mais il n’avait jamais su dire non à Eve :

– Oui bien sûr Eve, tout ce que tu voudras.

– Je voudrais que tu dises à Adam que, que j’allais refaire ma vie.

Léandre n’en croyait pas ses oreilles.

– Oui, je voudrais que tu lui dises cela.

Ces 30 ans n’avaient été qu’un leurre ? Il avait admiré un couple qui se trompait, se mentait ? Il ne pouvait pas y croire. Il ne voulait pas y croire.

– Tu lui diras ?

Mais encore une fois Léandre dit :

– Oui bien sûr, tout ce que tu voudras Eve.

Alors elle ferma les yeux et soupira en murmurant “Dis-lui que je refais ma vie. Dis-lui que tout ira bien”.

Alors Léandre comprit tout et l’émotion fut si forte qu’il ne put retenir ses larmes, lui qui s’était juré de ne pas pleurer devant eux, de ne pas ajouter sa peine à leur souffrance.

Après 30 ans à s’aimer, sans relâche, aux portes de la mort, surement abrutis par la fatigue, déboussolés par les médicaments, la douleur et la maladie, chacun voulait faire croire à l’autre que son départ ne lui couterait rien. Ils étaient prêts à sacrifier le passé, leurs souvenirs de 30 ans pour que le survivant puisse profiter de quelques instants sinon de bonheur, de légèreté.

Léandre comprenait bien que, lucides, Adam et Eve auraient réalisé l’absurdité de leur démarche, qu’ils risquaient de se faire du mal à détruire ce qui leur restait. Mais quelle magnifique preuve d’amour que, dans la douleur et la mort, de penser d’abord à l’autre.

Alors Léandre fit ce qu’il ne faisait jamais, lui si effacé, si discret. Il remua l’hôpital de fond en comble, argumenta, discuta, invectiva. Il avança même de manière menaçante vers un interne, le collant au mur du haut de son mètre soixante cinq. Cela lui prit des heures mais vers 23 heures, il tint sa promesse, enfin, ce qui était sa compréhension de ce que chacun lui avait demandé. Un interne apporta un grand lit dans la chambre d’Adam tandis qu’un autre interne amenait Eve.

Léandre s’était penché à l’oreille de Eve et lui avait murmuré “J’ai tout dit à Adam”. S’approchant d’Adam, il avait susurré “Eve sait tout”.

Ils portèrent Adam dans le grand lit, puis, avec toutes les précautions dont ils furent capables, Eve dans les bras d’Adam.

Les larmes d’Adam et Eve furent leur dernier message au monde. Leurs larmes et leur sourire car, dès qu’ils furent dans les bras l’un de l’autre, ils retrouvèrent spontanément leur position et, rayonnants, ne semblèrent plus faire qu’un.

Ils moururent en pleurant de bonheur et aujourd’hui encore, Léandre, qui n’a jamais connu l’amour peut dire qu’il l’a pourtant bien vu.


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