Immortellement con

– Rater l’immortalité à 6 mois près, c’est con hein ?

Oui, c’était sacrément con, mais Petrus ne voyait pas ce qu’il y avait de drôle. Pourtant son médecin semblait trouver la situation hilarante. Penché au-dessus de Petrus, il l’observait en souriant et il continua son laïus :

– Rendez-vous compte. Je crois que vous allez être un des derniers dans cette situation.

Le docteur fronça les sourcils, comme s’il venait de prendre conscience de l’horreur de ce qu’il était en train d’évoquer, mais son sourire revint, plus grand :

– Enfin, un des derniers parmi ceux qui ont la thune de devenir immortel. Pour les autres, le menu reste le même : 70 ans d’esclavage, un mois de retraite et poubelle.

Petrus ne supportait plus d’entendre son médecin, aussi tenta-t-il de reprendre la main :

– Et vous vous situez où dans ce monde ? Du côté des maitres ou des esclaves ?

Le médecin retrouva son air sérieux quelques secondes. Il n’avait pas l’air capable de réfléchir en se marrant. Dès que la réflexion aboutit, il reprit son air goguenard :

– Je suis un maitre pour les esclaves et un esclave pour les maitres. Je ne suis pas assez riche pour devenir immortel, mais je suis bien placé ! J’ai cinquante ans. Dans dix ans, je serai encore bon pour l’immortalité et j’ai des connexions pour l’obtenir pas trop cher.

Il redevint sérieux, semblant soupeser le pour et le contre et conclut :

– J’ai eu de la chance. Une sacrée chance.

Il fit une pause.

– Tandis que vous.

Petrus, allongé sur le dos, dans une position aussi inconfortable que gênante aurait voulu se relever pour toiser ce médecin arrogant et discourtois. Ce qu’il tenta avant qu’une pression, douce, mais ferme, ne le maintienne sur le dos.

– Je n’ai pas fini.

Enfin, après 10 minutes d’un examen aussi long que désagréable, le médecin le libéra :

– Je vous libère.

Petrus aurait voulu partir, montrer à ce sale type qu’il était au-dessus de cela. Qu’il pouvait se dispenser du diagnostic d’un outrecuidant. Mais la vérité était qu’il ne pouvait pas. Ce type était sa dernière chance d’accrocher l’immortalité. S’il fallait le payer d’une humiliation, il payerait. Il était l’un des 100 hommes les plus riches de la planète. Un des 100 qui possédaient… eh bien qui possédaient tout. Toute la planète leur appartenait. 100 hommes et femmes, ou plutôt 100 familles, qui régnaient sur le monde entier. Petrus aurait pu faire arrêter ce médecin, mais les relations entre les 100 familles étaient compliquées. On ne savait plus trop qui appartenait à qui, qui protégeait qui. Et il ne voulait pas blesser cet homme, mais il voulait que cet homme le sauve. Sa volonté affichée de se réjouir de sa mort à venir était désagréable, insultante, mais la seule question qui l’intéressait était : « Allez-vous me faire tenir encore 6 mois » ?

– Vous m’en demandez trop. Je sais, je sais : « je suis le meilleur cryomédecin, un jour, grâce à des gens comme moi, on arrivera à aller sur Jupiter blablabla ». La vérité aujourd’hui, je peux vous garder en état cryo quoi une semaine, allez max deux. Et vous voyez bien que ça ne collera pas.

Petrus refusait d’entendre la vérité : à 69 ans, il était condamné à mourir dans les 4 à 5 semaines. Son cancer avait évolué à une vitesse phénoménale. Le traitement par nanorobot qui devait éliminer, manuellement, les cellules cancéreuses n’avait pas suffi :

– il faudrait vous injecter tous les nanorobots de la planète pour lutter contre les cellules cancéreuses.

Petrus n’avait rien contre. Oui, voilà, que l’on confisque tous les nanorobots de la planète. Ce à quoi, le spécialiste avait répondu :

– vous ne comprenez pas. Même si l’on pouvait les réquisitionner, on ne pourrait pas vous les injecter. Vous en mourriez.

Petrus, habitué à ce que le monde se plie à ses désirs, avait tempêté, hurlé, menacé, condamné même, mais rien n’y faisait.

– Mais vous ne comprenez pas ! L’immortalité est pour bientôt. Je n’ai qu’à attendre quelques mois et…

Et c’était vrai. La robotique humanoïde et l’informatique avaient tellement progressé qu’il était désormais presque possible d’importer un humain dans un humanoïde. Et lorsque l’on avait les moyens de Petrus, l’humanoïde était une réplique totale de votre être. Construite d’après votre ADN, réagissant de la même manière, avec vos muscles. L’âge pouvait être choisi et Petrus avait opté pour 35 ans. Son corps ne vieillirait plus même s’il était possible de le faire évoluer.

Quant à son cerveau, et c’était là que le bât blessait encore, on savait le stocker dans un cerveau artificiel. On savait importer les souvenirs, réflexes, innés acquis. Mais on ne savait pas encore garder de la stabilité à l’ensemble. Les cobayes qui avaient été utilisés devenaient fous au bout de quelques jours. Ils s’écroulaient sur eux-mêmes. Personne n’avait compris pourquoi jusqu’à ce qu’un jeune médecin indique que le sentiment d’immortalité, lorsqu’il devenait réel, augmentait de manière exponentielle la peur de mourir. Je peux vivre toujours, MAIS et si je me fais renverser par une voiture ? Et si je m’étouffe en mangeant.

La vitesse avec laquelle ce sentiment progressait et rendait littéralement fous les patients avait surpris tout le monde, mais le résultat était là. Le jeune chercheur pensait avoir trouvé une solution, en fonctionnant sur un mode de mise à jour permanente. Tout ce que vous viviez était systématiquement stocké dans le cloud et, si le pire arrivait, vous perdiez quelques secondes ou minutes de vie et un autre humanoïde prenait le relais. Mais cette gymnastique était lourde à mettre en place et son fonctionnement n’était pas encore possible, ni totalement maintenable.

Tout le monde s’accordait à dire que d’ici six mois, cela serait possible. Mais Petrus n’avait que quelques semaines.

– Cryogénisez-moi 6 mois. Je dois pouvoir survivre six mois !

Le médecin leva les yeux au ciel, ne fit pas même semblant d’accorder un crédit quelconque aux paroles du vieux milliardaire.

 – Je vous parle de science, vous me parlez de prière. Je peux vous stocker au frigo 6 mois. Mais dès la première semaine, les cellules commenceront à perdre un peu le nord. Quinze jours, c’est le max avant que votre corps, en se réchauffant ne se demande s’il doit prendre la forme d’un petit vieux arrogant en train de caner ou d’une tortue ou pourquoi pas d’une table de salon. C’est marrant d’ailleurs.

Et il reprit son air songeur, oubliant Petrus, puis reprit, toujours souriant :

– Vous avez le choix entre coller votre cerveau dans un nouveau corps et devenir barjot. Ou coller votre corps au frigo, et c’est votre corps qui va tourner du chapeau. À six mois près.

Petrus aurait bien fait fusiller ce type. Les démarches restaient compliquées, surtout pour un médecin de sa classe, mais cela restait possible. Mais cela n’aurait rien changé. Rien changé du tout. Il devait se concentrer sur ce qui pouvait le sauver. Il touchait l’immortalité du doigt, il n’allait pas passer à côté. C’était trop injuste. Il avait le monde à ses genoux et pourtant, il était parti pour devoir ployer sous la maladie. Cette frustration, et il était conscient de l’ironie, était à deux doigts de le rendre fou. Avant qu’on l’injecte dans un robot.

S’il ne trouvait pas une solution, et il lui restait quelques semaines pour en trouver une, il deviendrait fou avant que le cancer ne l’emporte.

– Alors vous n’avez rien à me proposer ? Vous savez que je peux tout. Tout. Pour vous, vos proches, votre famille.

Le visage du médecin resta figé avant de s’éclairer :

– Tout ? Vraiment ? Ah, je vous plains. Vous être très binaire hein. On peut supposer que si vos parents n’avaient pas fait partie des 150 à l’époque, vous n’auriez pas fait grand-chose. Avec vous, c’est tout ou rien. Vous offrez tout ou vous n’avez rien. Mais mon pauvre monsieur, j’ai déjà tout. Un métier que j’aime, des revenus copieux, un niveau de vie excellent, des enfants que j’adore et un mari que je vénère.

Petrus allait objecter, mais le médecin continua :

– Et puisque de vie nous parlons, d’espérance de vie, j’ai 47 ans. Je suis en pleine forme et si le monde reste ce qu’il est, je vivrais, allez, encore 70 ans en pleine forme. Et vous me proposez tout ? C’est quoi tout ? Non, revenez me voir dans 22 ans. Là, peut-être que sentant la fin arriver, je serais prêt à tout sacrifier pour obtenir un peu de rab. Mais là, aujourd’hui, vous n’avez rien à me vendre.

– Je peux vous faire tuer, vous, vous et vos proches !

Petrus s’en voulut aussitôt de cet accès de colère et de faiblesse. Il le savait, on ne menace que lorsque l’on a peur, lorsque l’on sait que la menace ne pourra être mise à exécution.

– Monsieur Petrus, le monde vous appartient c’est vrai. Mais pas qu’à vous. À vous et aux 99 autres. Et vous savez très bien qu’à chaque fois que vous prenez un peu de pouvoir, les 99 vous le font payer. À vous et à vos proches. Il va falloir sacrifier beaucoup pour expliquer pourquoi vous voulez tuer un médecin aussi utile pour l’avenir. C’est possible oui. Mais peu probable.

– Vous êtes prêt à jouer votre vie sur une probabilité ?

– Mais toute notre vie repose sur des probabilités mon vieux.

– Ne m’appelez pas mon vieux, j’ai horreur de ça.

Le sourire revint sur le visage du médecin. Énorme, moqueur, triomphant.

– S’il y a un Dieu, vous avez dû lui chier dans les bottes à un moment ou à un autre pour qu’il vous joue ce tour de cochon. Mais je n’y suis pas pour grand-chose. Et que je ne fasse pas semblant de vous témoigner de compassion ne fait pas moi un complice.

Balayant la discussion, Pétrus reprit :

– Et si, et si vous cryogénisiez mon corps une semaine, le laissiez reposer une semaine, ainsi de suite. Je pourrais continuer non ?

– Non. On a testé la cryo sur les cancéreux. Ça fonctionne si vous pouvez appliquer un traitement quasi instantané. Lorsque les cellules cancéreuses se réveillent, elles deviennent encore plus agressives tandis que les saines restent dans les vaps. La deuxième ou troisième semaine de cryo, je crois que votre corps se réveillerait cancéreux à 100% .

– Et si on me met dans un robot et qu’on me cryogénise dans le robot ? Qu’on me fait dormir pendant 6 mois hein ? On peut faire ça, me mettre en coma artificiel.

– Je ne suis pas le spécialiste du domaine, mais je sais que ça ne fonctionne pas non plus. On sait mettre les humains en coma artificiel. Mais pas pendant 6 mois. Sauf si vous voulez vous réveiller aussi intelligent que le lit sur lequel vous dormirez.

Petrus négociait, il s’en rendait compte. Il négociait avec la mort et le médecin, grand dadais souriant, avait pris la forme de la mort pour Pétrus :

– Mais il y a forcément une solution, forcément !

Ce sourire, toujours ce sourire :

– Oui, il y en a une.

Petrus sentit son cœur rater un battement.

– Enfin, si on peut appeler ça une solution.

Deuxième battement raté, pas pour la même raison.

– Vous vous injectez dans un robot. Et vous priez.

Le médecin se dit qu’il était allé trop loin, aussi continua-t-il.

– Ou vous vous injectez une nouvelle copie toutes les heures. Enfin, vous vous injectez, toutes les heures. Vous n’aurez aucun souvenir, vous allez vivre la même heure pendant 6 mois, mais comme vous n’aurez pas de souvenir, ça pourrait aller.

Petrus ouvrit de grands yeux. Pourquoi personne n’y avait pensé ? Pourquoi ? C’était tellement évident.

Il se leva, et lança dans on communicateur intégré :

– Tout le monde dans mon bureau dans 2 minutes. J’ai une solution que vous allez mettre en place TOUT DE SUITE. SANS DISCUTER.

Et il partit, laissant le médecin seul dans cet hôpital dédié à une seule personne. Un hôpital pour un être humain. Quel gâchis ! Quelle horreur ! Quelle ineptie !

Le médecin récupéra ses affaires. Il était épuisé. Sous ses dehors joyeux, il comprenait bien ce qui était en train de se jouer. Il savait aussi que le seul moyen de résister à ces ordures était de les emmener sur un autre terrain. Il sourit, sans calcul cette fois. Il venait de l’emmener sur un terrain boueux le Petrus. Marécageux. Non sablemouvanteux. Il était prêt à parier que Petrus n’autoriserait personne à contester ce plan. Il se l’approprierait. Ce qui le protégerait, lui. Ce serait tant mieux à l’heure de la catastrophe.

Petrus, aveuglé par son besoin d’une solution, n’avait pas réfléchi un instant. On savait stocker un cerveau, l’exporter, l’importer comme un vulgaire disque dur. Mais ce qu’on ne savait pas faire c’était empêcher un cerveau de penser. Un cerveau stocké était un cerveau pensant, vivant. Petrus allait donc s’injecter un cerveau qui, forcé de ne penser à rien, tournerait vite en rond.

Chaque nouvelle injection, toutes les heures, le ferait prendre conscience que quelque chose n’allait pas. Mais n’ayant pas ses souvenirs de l’heure précédente, il n’arriverait pas à comprendre pourquoi. Et ne verrait pas de modification fondamentale, pensez, juste une heure. Mais son cerveau continuerait à penser, sous une forme complexe, mais il penserait. Six mois enfermés dans une petite boite, il y a de quoi devenir fou.

Pétrus atteindrait peut-être l’immortalité, surement même car personne n’oserait arrêter le processus. Il y a fort à parier que d’ici 6 mois, après 4320 injections du « cerveau du 1er janvier » Pétrus serait devenu plus con que son chien. Un chien immortellement con. Rater l’immortalité à 6 mois, c’était trop bête. Si le médecin pouvait l’aider.


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