La greffe

J’ouvre les yeux et ça pique. Tout de suite, je sens une gêne. Un truc qui me démange. Ça doit être un sacré truc parce qu’avec ce que je tenais hier, on aurait pu me coller la Castafiore dans les esgourdes, j’aurais continué à écraser. Non, là, ça me gêne et ça me fait mal. Au niveau du nez.

J’ai un truc sur le pif. Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? Je louche comme un dératé pour essayer de distinguer ce que c’est. On dirait que j’ai une couille sur le nez. Mécaniquement, je porte la main à mon calbute. Rassuré, ce n’est pas une de mes couilles. Pourtant, est-ce vraiment rassurant d’avoir une couille sur le tarin qui ne soit pas la vôtre ? Qu’est-ce qui est le plus anxiogène : avoir sa couille sur le nez ou avoir la couille d’un inconnu. La question de la provenance est-elle pertinente ? Est-ce que je serais soulagé si c’était la couille de mon frère ? Je dois être encore bourré de la veille pour penser à des trucs pareils.

À peine calmé, je me lève et cours, autant qu’un type bourré au réveil puisse courir, dans la salle de bain. Je me mets face à la glace et je constate : j’ai bien une couille sur le nez. C’est pas banal. Instinctivement, encore que le terme soit impropre, je passe ma main dessus et je la soupèse.

Il me vient deux remarques : c’est la première fois que je touche une couille qui ne m’appartient pas. C’est très perturbant. J’avais rarement pensé à la situation dans laquelle cela pourrait m’arriver.  Mais j’avais plus visualisé une prison, une boite gay un soir de murge ou un trip après avoir pris une drogue un peu trop forte, surement pas dans ma salle de bain, tout seul, en me touchant le nez.

Autre constat : cette couille n’est pas reliée à mon pénis. Je la tripote et je ne sens rien. Rien du tout. Enfin si, un ridicule de compétition, mais rien de plus.

Je titube, plus sous le coup des restes d’alcool que de l’émotion. Et je me demande à qui peut bien appartenir cette couille. Ou plutôt à quoi. Car j’en ai maintenant la certitude, ce n’est pas la couille d’un être humain. Disons que si ce truc appartient à un humain, j’ai pas bien envie de voir ce qui va avec. Ce machin est trop gros. Ou alors on parle d’un type malade. Ça a la taille d’une pêche. Une petite pêche mais quand même. Les miennes, je sais pas, on dirait plus des abricots. Je reste quelques instants à réfléchir à la pertinence de mes comparaisons : dans pas mal de régions, les pêches sont petites et à peine plus grandes qu’un abricot. Sans parler de ces pays où les abricots sont géants. Non, ma description n’apporte rien. Ce n’est pas parlant. Fuck les fruits : j’ai une grosse couille sur le nez.

Je tire un peu, espérant qu’elle va d’elle-même se détacher. Ça tire, me fait mal et mon nez refuse la dépose. La couille est bien attachée. Je m’approche du miroir, plisse des yeux, pour rien, car plisser des yeux n’a jamais fait mieux voir et je constate qu’il y a des fils. Cette couille n’a pas poussé, on me l’a cousue.

Ah les cons ! Ah non mais qui a pu me faire un truc pareil ? En vingt ans de cuite, il m’en est arrivé de belles, mais là je suis hors concours. Non, mais quel est le con qui…

Un flash, la sueur, le sang qui monte à la tête, la honte qui monte au cœur, je retourne dans la chambre en tenant ma couille à la main pour pas que ça balance trop parce que ça fait mal. Mon jean, où est mon jean : ah voilà. Ticket carte bleue, ticket descriptif. Non, mais c’est pas vrai. J’ai un ticket de carte de bleu de sept cent cinquante euros. Ça fait cher la bouteille de gin. Je continue à chercher et je trouve : « tatoueur hardcore » greffe – sept cent cinquante euros.

Ah c’est la meilleure : non seulement j’ai une couille sur le nez mais en plus j’ai payé pour. Enfin, on a dû me faire casquer. Le niveau de la blague est premium plus. Je peux rien dire. C’est de l’orfèvrerie, de la dentelle, du grand art.

Quel est le fumier qui a pu me faire ça ? Un mec qui a un humour particulier ? Ou un inconnu. Qu’est-ce que j’ai foutu hier soir ? Voyons voir. J’ai démarré au « Trocard ». Ça, je m’en souviens. Un godet avec La Cloche. Non pas un, trois parce qu’il essayait de m’expliquer son métier, que je comprenais strictement rien et qu’il m’a repayé des coups jusqu’à ce que je fasse semblant d’entraver. Ensuite Olive a remis une tasse, puis Seb, Franck. Jusque-là, je suis bon. Est-ce que j’ai mangé ? Ah ! Franck a envoyé quelques amuse-gueules en fin de service. J’ai grignoté quoi, mais je devais déjà être bien allumé. Mais à la fermeture du « Trocard », qu’est-ce que j’ai pu foutre ? Aucun souvenir.

Qui il y avait d’autre ? Pascal. Christophe. Et Fernandella. Fernandella, c’était une fille sympa avec une grande bouche. À la Fernandel. Du coup, tout le monde l’appelait Fernandella. C’était ni très drôle, ni très sympa mais comme elle disait rien.

Bon, je vois l’équipe de bras cassés. Plus Olive bien sûr. OK. On a pris un verre dans un bistrot qui ferme à quatre heures, juste à côté de la place Sainte-Marthe. Je me revois à quatre pattes sur le bar à gueuler « T’y donnes sa picole au clébard ou t’y donnes pas » en imitant un chien qui a soif.

C’est le problème des lendemains. La veille, t’es un croisement de Louis CK et de Desproges et le lendemain, t’es juste un sous Bigard qui imite Laurent Gerra. Merde. Je suis lourd et pathétique, mais je n’ai pas encore de couille sur le nez. Il me manque un lieu. Obligé. La mémoire des retours de bitures ne se conduit pas comme un pur-sang, plutôt comme un chihuahua sous acide : avant, arrière, accélération ridicule, ralentissement grotesque.

Là, oui, là, le flash ! Je suis chez le tatoueur. Merde. Je vois Olive et Fernandella. Morts de rire. J’entends Fernandella « On verra bien qui a une gueule de gland après ça » et Olive « Non, c’est abusé » mais il rigole tellement. On n’est plus que trois. Alors c’est eux. C’est eux qu’ont eu l’idée. Le tatoueur demande « Il va vouloir l’enlever demain ? » et les deux repartent à se marrer « Oh bah non, si ça lui va bien au teint, il va peut-être la garder tout le temps ». Fernandella ajoute « C’est original. On ne voit pas ça tous les jours et puis il parait que ça porte bonheur de toucher une couille ». Le tatoueur, vexé, accepte quand même et je le visualise sortir ses aiguilles. Ce que je ne m’explique pas c’est pourquoi et comment il m’a greffé la couille. Il aurait pu m’en tatouer une. Ce qui aurait été pire finalement.

Je dois me faire enlever ce truc-là. Et rapidement. Comment je vais faire ? Faudrait que j’appelle SOS médecin, le Samu ? Ou alors je sors avec mon casque de moto. Ah oui, c’est bien ça. Sauf que les casques de moto ne sont pas conçus pour un type, son nez et sa troisième couille sur le tarin. Ça passe pas. J’appelle mon médecin. Il habite pas très loin et lui, il trouvera une solution.

– Oui, tu veux quoi ?

– Vous n’allez pas me croire mais…

– Non, je vais pas te croire parce que quand un patient dit ça, c’est qu’il va mentir. J’ai pas mon détecteur, alors droit au but.

– J’ai une couille greffée sur le nez.

– …

– Allo ?

– T’as pris quoi hier ?

– J’ai pris cher.

– Oui, j’avais compris. Bah viens à mon cabinet, je te ferai passer en urgence. Les gens devraient comprendre.

– Oui mais justement…

– T’aimerais bien être discret ?

– Voilà.

– Quand on veut être discret mon garçon, on ne se fait pas greffer une couille sur le nez, jamais. Il faut assumer. Viens ta couille et toi, comme ça, je pourrai décider de qui je sauve.

– Qui vous sauvez ?

– De toi ou de la couille sur ton nez. Allez rapplique.

C’était son style ça : toujours prêt à rendre service mais y avait un prix. Fallait assumer avec lui. En me mettant une écharpe autour du visage, j’en serais quitte pour une petite gêne.

Je me prépare mais il me reste un doute, un trou : d’où vient la couille ? Je repasse devant la glace : couille de chien, couille de mouton, couille de vache ? Ah non, pas de vache. Pas possible de me souvenir. Vu la taille, c’était un gros chien. Ou un mouton, oui, ça pourrait être ça. Tant pis, ça me reviendra plus tard. J’enroule mon écharpe. Je dois faire un peu peur vu que seuls mes yeux injectés de sang d’alcoolique sont visibles. Je descends. J’espère qu’il pourra me l’enlever sans passer par la case hôpital. J’entre dans la salle d’attente. Pas de secrétaire chez lui. Juste le docteur qui apparait, demande à qui c’est le tour, sort deux trois vannes et retourne dans son cabinet.

Je l’entends arriver, dire au patient précédent « et tu arrêtes la cocaïne en infusion hein, c’est pas bon pour ce que t’as ». Il ouvre.

– Alors, j’ai un patient en urgence. Ah ! monsieur, je ne laisse pas entrer les gens masqués. Ici on se découvre.

– Oh ! Docteur.

– Il n’y a pas de docteur qui tienne. C’est la loi mon petit gars. Faut être à visage découvert dans l’espace public. Qu’on puisse t’identifier.

Je baisse un peu l’écharpe, pour que les autres patients ne puissent pas trop voir, mais le docteur lui a un beau panorama. Il rit très fort :

– Ah bah, mon cochon. Même sans écharpe, tu respectes pas la loi. On peut pas t’identifier, tu ressembles plus à rien. Ha ha ha non, je te jure. Allez, entre.

Puis s’adressant à la cantonade :

– Je vérifie que la greffe a bien pris et je suis à vous.

Je m’assieds :

– C’est compliqué là.

– Non c’est très simple. T’as encore bu n’importe quoi avec n’importe qui dans des proportions considérables.

– Oui, mais.

– Oui, mais quoi ? T’as vraiment prévu de me servir une explication raisonnable pour cette… excroissance ?

J’hésite puis :

– Non.

– J’aime mieux ça. Parce que les conneries, que tu les fasses, c’est ton problème mais si tu me les ressers, ça devient le mien. Allez fait voir ça !

Il s’approche, regarde et dit en rigolant :

– Je crois que c’est une couille.

– Docteur !

– Ah bah tu peux me donner du « Docteur » tant que tu veux, je t’assure, je crois que tu as une couille sur le nez. Si tu préfères, on peut évoquer ton nez planqué sous ta couille. Si ça te parait moins bizarre.

– Non, je voudrais surtout qu’on me l’enlève.

– Ça va pas être facile.

– Pourquoi ?

– Bah si je t’enlève le nez, la couille risque de tomber. Elle aura plus rien où s’accrocher.

– Mais non, je parle pas du nez !

Il va mettre des gants.

– Je me demande.

Je sais qu’il va sortir une connerie mais je tente quand même :

– Quoi ?

– Vu où est placée ta couille, je me demande, si je te mets le doigt dans le pif est-ce que ça s’apparente à un toucher rectal ?

– Oh !

– Non parce que t’avoueras que c’est troublant. Au niveau du dégout, c’est à peu près pareil. C’est bien simple j’ai autant envie de te mettre un doigt dans le pif que de me faire greffer une couille sur le nez.

– Ah non !

Je me lève, en colère, je veux me fâcher, mais le docteur est tellement mort de rire que je mets à rigoler avec lui.

– Allez rassieds toi, grand zguege.

Il tâte la couille.

– J’ai une bonne nouvelle.

– Allez-y, mais je m’attends au pire.

– Ce sera un fils. À vue de nez, enfin si j’ose dire, il a trois mois.

Je me relève, le fusille du regard, ambiance méchant. Il m’observe, avec un sourire jusqu’aux oreilles puis éclate de rire :

– Tu sais, je crois que je vais pas te faire payer. Tiens attends.

Il se dirige vers son PC. Je ne sais pas ce qu’il regarde mais il finit par tourner son écran vers moi :

– Regarde, quarante euros la place pour la meilleure pièce comique de l’année. J’te dis, je devrais te payer.

Je comprends que je n’arriverai à rien, mais je demande quand même :

– Vous pourriez me l’enlever ?

– Ah, je pourrais oui, mais on va passer à côté de grands moments de rigolade.

Puis redevenant sérieux :

– Allez pochtron, allonge-toi.

Il me fait une piqure anesthésiante en ajoutant :

– Je suis sûr qu’hier, il t’a suffi d’un gin de plus pour ne rien sentir mais ici, je ne sers pas d’alcool. Sauf en piqûre.

En trois coups de scalpel, il m’ôte la couille, cautérise, recoud. Je douille un peu mais je suis tellement soulagé que ça passe dans l’instant.

– J’ai changé d’avis tiens, ça fera vingt-trois euros quand même. Et c’est pas cher payé.

Je le remercie :

– De rien, et tu reviens quand tu veux. Entre un cancéreux et un malade du sida, ça me distraira.

Avant de partir, je demande :

– Et c’est une couille de quoi docteur ?

– Pourquoi ? Tu veux la rendre à son propriétaire ?

– Non mais, je m’interroge.

– Tu me prends pour un boucher, un vétérinaire ? Qu’est-ce que j’en sais moi : une couille de mouton, de panda ou d’autruche.

– Non mais…

– Oui, tu voudrais être sûr que c’est pas celle d’un humain.

– Voilà.

– Rassure-toi, c’est pas un humain. Ou alors il est sacrément balèze et quand il va te tomber dessus, c’est pas une couille qu’il faudra te greffer.

Il réalise que sa vanne ne me fait pas marrer :

– Je plaisante. Allez déguerpis.

Dans la rue, je respire, soulagé. Il m’a dit que les cicatrices disparaîtraient après l’été. Tout va bien. Je rentre chez moi. Je me demande toujours d’où peut bien venir cette couille mais l’important c’est de passer à autre chose. J’allume mon téléphone portable, mon PC. J’ai beaucoup de messages. Beaucoup trop. Surtout sur Facebook. Sept mille cinq cents Like. Olive a posté une vidéo sur ma page. Je clique et je crains le pire. Il fait nuit, éclairage merdique, vidéo de portable. Olive, bourré, rigolard, en gros plan :

« Faut qu’on vous présente notre ami, un ami qui jouit quand on lui touche le nez » !

Et merde…


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