La traque

Il venait d’en trouver un ! Enfin. Enfin. Un, ce n’était pas beaucoup, ce n’était pas suffisant, mais depuis le temps qu’il cherchait.

– Hey, les gars, j’en ai repéré un !

Il hurlait presque dans son casque.

– T’as repéré un quoi, Emmett ? Un des testicules que t’as perdu à la naissance ?

– Très marrant Luciano, très marrant. Non, d’après toi ?

– Mais j’en sais rien mec, comment veux-tu que je sache ?

Emmett n’en revenait pas. Ils investiguaient depuis bientôt 5 ans.

– Mais t’es con ou quoi ?

Le visage de Luciano visible en hologramme changea de physionomie et on pouvait y lire la compréhension.

– Tu déconnes ? T’en as un ? C’est énorme. Qui ?

Emmett souriait de toutes ses dents.

– Pas n’importe lequel putain. J’ai le numéro 3 !

Le visage de Luciano se rembrunit. L’excitation laissait place à l’inquiétude.

– Wow, mec, le numéro 3, carrément ! C’est chaud. On est presque au « 1 » là non ?

Oui. Ils étaient presque au un !

– Tu te rends compte ! insista Emmett. Ça fait combien de temps que ces enculés se planquent ?

Tous le savaient. Depuis celle qu’on appelait la Babylonienne. Dix ans que ces ordures se terraient.

– Bon, faut rester calme. Être concentrés, mais sans oublier d’agir vite avant qu’il change d’endroit, lâcha Emmett. Faut prévenir les autres, fissa.

Ils activèrent les connexions instantanément et les visages de Sarah, Kuan Ti, Emilio et Nayah apparurent en hologramme.

– On les tient. On a le numéro 3, lança tout fier Emmett.

La communion fut immédiate. Dix ans qu’ils avaient fait ce serment. Ce serment à la fin de la Babylonienne, quand l’échec ne pouvait plus être nié. Ils s’étaient promis de les retrouver. Tous. Ils n’étaient pas les seuls à avoir fait cette promesse. De par le monde, des centaines de groupes, peut-être plus, avaient fait le même serment. Les retrouver pour les punir. Les années passant, la colère avait laissé place à l’amertume, mais la détermination n’avait jamais baissé.

– OK, comment on fait alors ? Il doit être protégé non ? s’enquit Nayah.

– Oui, archi protégé, mais on l’a toujours su. On a aussi toujours su que le plus dur serait d’en localiser un.

– Pas facile de trouver un rat parmi 8 milliards hein, se moqua Emilio.

– Pas simple, mais c’est fait. Je propose une expédition punitive à son domicile, avec récupération de toutes les adresses des autres. On diffuse et si tout se passe bien, dans une semaine on clôture et on compte les morts.

Morts. La vengeance au bout de la quête. Dix ans qu’ils les traquaient, depuis qu’ils avaient envoyé les drones militaires sur la Babylonienne. Cette manifestation mondiale.

Les politiques et les puissants avaient trop abusé. Au bord du gouffre, le monde, c’est-à-dire 90% d’exploités, avait, dans un ultime sursaut, trouvé la force de s’unir au lieu de se déchirer. De Rio à Tokyo, de Camberra à Londres, de New York à Bamako, de Tripoli à Moscou, de Delhi à Mexico, le monde entier s’était allié dans une manifestation géante, délirante. Un milliard de personnes dans les rues. Un milliard de personnes devant le siège de tous les gouvernements, mairies et gigantesques corporations.

Un milliard de pacifistes bien décidés à en découdre malgré tout.

Et les rats de tous les pays, dans un élan commun, avaient réagi en deux étapes :

– D’abord, ils s’étaient cachés

– Ensuite, ils avaient envoyé les drones et les robots de combat.

70 millions de morts plus tard, ils prirent deux décisions :

– État d’urgence permanent, tir à vue, avec ou sans sommation selon l’heure.

– Dématérialisation de tous les sièges gouvernementaux.

Les politiques abandonnèrent les belles mairies, les splendides assemblées. Sans lieux de rassemblement pour cristalliser sa colère, le petit peuple errerait, perdu. Ils continuaient à gouverner, à apparaitre à la télé, mais via des hologrammes.

Plus que les 70 millions de morts et les tirs sans sommation, cette technique étouffa toute contestation. Où descendre ? Vers quel bâtiment aller ? À qui s’en prendre ?

Depuis 10 ans, le monde vivait sous une coupe plus ou moins totalitaire. La plupart des gens restaient libres de survivre, avec un minimum vital, tant qu’ils se contentaient de consommer du divertissement sous une forme ou une autre.

Les groupuscules radicaux comme celui d’Emmett étaient pourchassés, éradiqués sans pitié.

On appelait les hommes politiques « Les rats » et il fallait surfer sur le réseau pendant des mois pour trouver une personne qui n’ait pas pour eux le plus grand mépris.

Et enfin, après 10 ans, ils en tenaient un. Il suffisait d’en serrer un et ils pensaient pouvoir remonter toute la chaine. Identifier les autres et les faire tomber.

– Le numéro 3, j’en reviens pas, reprit Nayah.

– Va falloir en revenir, parce qu’on a 48 heures, pas plus pour passer à l’offensive, commenta Emmett. Team, j’espère que vous avez bien dormi parce que la chasse à l’homme commence.

– Yes ! hurlèrent-ils en chœur.

Tous les humains ou presque avaient perdu un proche dans la Babylonienne. Tout le monde connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui était mort.

Dans les années qui avaient suivi, la dictature s’était mathématiquement renforcée. Les politiques, incapables de changer d’angle, choisirent par défaut la seule solution : la fuite en avant. Alors ils avaient fui : robots soldats, drones armés, arrestation de toute personne présentant un profil moins lisse que son voisin.

Les politiques savaient que leur point faible résidait dans leur force : leur mainmise totale sur les réseaux. Réseau de nourriture, distribuée par drones, réseau informatique qui pilotait tout : voitures, avions, train, réseau robotique qui permettait de contrôler tout le reste puisque les robots faisaient tout de nos jours. Et bien sûr, contrôle militaire, toujours avec les robots.

Mais ce réseau centralisé représentait également leur faiblesse. La peur du piratage avait atteint des proportions hallucinantes : « Et si mes 50 robots de défense se retournaient contre moi » ? Chaque robot se retrouva surveillé par deux autres, eux-mêmes encadrés par un troisième. Mais la protection n’empêche pas la peur.

Aussi, tout gamin faisant preuve de capacité exceptionnelle en informatique, ou en quoi que ce soit d’ailleurs, était systématiquement mis à l’écart, enlevé à ses parents et selon son niveau de docilité, formaté pour servir l’état ou éliminé.

La haine du politique en avait encore grandi. Contre point positif, le monde s’était aperçu que ses véritables ennemis n’étaient pas le migrant, le juif, l’européen riche, l’arabe, l’étranger, mais le politique. Qui depuis des siècles avait monté les citoyens les uns contre les autres. Aujourd’hui, qu’ils soient considérés comme des rats en disait long. Cette rhétorique appartenait à un autre âge croyait-on. Mais presque plus personne sur terre ne se serait penché pour sauver la vie de ses 100 000 profiteurs nuisibles. Leurs actes les avaient ravalés à leur véritable nature : des nuisibles qu’il fallait éradiquer.

Malgré tout, quelques résistants restaient à l’aise avec cette rhétorique. « Un humain reste un humain, si on l’oublie on devient comme eux », « Toute vie mérite respect », etc.

Emmett avait réponse à tout sur ce sujet :

– Oui, bien sûr, si nous les éradiquons, nous devenons comme eux. Mais nous ne cherchons pas le pouvoir, nous cherchons le sacrifice. Nous les éradiquons et nous disparaissons. Nous faisons don de notre innocence au monde et nous prenons sur nous tout le sang à verser. Le monde restera vierge et pourra se reconstruire.

Tout le monde n’adhérait pas à ses discours grandiloquents, les autres membres de leur cellule, et les autres cellules le prenaient pour ce qu’il était : un moyen d’avancer sans trop se poser de questions. Ce qu’ils feraient après s’être transformés en monstre, personne n’en savait rien, mais il serait toujours temps d’y penser après. Après la vengeance.

– Chacun à son poste, on commence, tonna Emmett.

Ils s’entrainaient depuis des années et chacun connaissait son rôle par coeur. Luciano, devait, de drone d’observation en drone d’observation, suivre le numéro 3. Sarah identifierait toutes les personnes à qui il parlait et transmettrait à d’autres cellules pour qu’en quelques heures, ils aient remonté la piste de tous les dirigeants qu’il aurait côtoyés. Kuan Ti les localiserait via holo, Nayah prendrait la main sur tous les robots de défense.

Emmett coordonnait et donnerait le feu vert. Enfin, le feu rouge comme on aimait à lui rappeler : le feu rouge du sang des innocents qui allaient partir dans le drame. Car il faudrait frapper vite et fort.

Cela paraissait presque trop simple songea Emmett. Et cela l’était dans un sens. Car ils étaient des petits génies. Des petits génies que des parents rebelles avaient cachés au pouvoir et élevés dans la haine des rats, dès 3 ans. Leurs parents les avaient dressés pour qu’ils se cachent, mentent, manipulent.

Ce qui paraissait simple aujourd’hui était le fruit de 20 ans de travail acharné. Le leur et celui de centaines de cellules équivalentes.

Ils avaient calculé qu’en 48 à 72 heures, ils pouvaient remonter jusqu’à 90% des rats et les éliminer dans la foulée.

Le plus dur avait toujours été d’en localiser un physiquement.

Interagir sur les drones, les robots, ils savaient faire. Ils avaient souvent fait. Mais les codes changeaient régulièrement, et ils perdaient souvent la main au bout de quelques heures. En se coordonnant bien, ils pouvaient tous les tuer en 2 heures. Les 10% restant seraient surement trop paniqués pour poser problème. Et avec le monde entier contre eux, les identifier, localiser, éradiquer représenterait une promenade de santé.

La joie d’Emmett ne cessait de grandir. Enfin.

– Tu ne devrais pas avoir un sourire pareil aussi prêt d’un tel massacre, lui fit remarquer Nayah.

– Et toi, tu ne devrais pas douter de ta mission. Soixante-dix millions de morts, plus tous ceux qui ont suivi et je devrais me sentir coupable ? Pas question.

Et c’était vrai, il ne doutait pas. Pas du tout. Il oeuvrait pour le bien de l’humanité, il en était sûr.

– H-1 les enfants, gueula Kuan Ti. H-1 !

Tout était en place. Comme dans un rêve. 88 597 personnes étaient en sursis. Il en manquait 21 056. D’ici une heure, ils avaient encore le temps d’arriver à 100 000. Les 11 000 restants seraient des proies faciles.

– H-rien ! Go. Ce fut Emmett qui donna l’ordre.

Il venait de condamner 100 000 personnes à mort.

***

– Regarde-moi ces cons. Regarde l’autre glandu avec les bras levés. Je te foutrais ça en cage moi, lança Evan.

– Techniquement, ils sont en cages. Ils ne sortent pas de chez eux, ils passent leur vie dans leur monde numérique, fit remarquer Vanessa.

– Pas faux. Mais quand même, pourquoi on les laisse faire ? Faut intervenir là, non ?

– On les laisse faire parce que ça nous permet d’observer comment ils fonctionnent. Du coup, on arrête les autres plus facilement. C’est vieux comme le monde. C’est vieux comme Babylone, rigola Vanessa.


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