L’Agence A

L’homme à la carrure d’athlète entra dans la boutique : physique avenant, tête droite, regard perçant, posture assurée. Les têtes se tournèrent sur son passage. Il avait l’habitude, les têtes se tournaient toujours sur son passage. Il reçut sur son smartphone le ticket n°57. Le numéro 52 était en cours de traitement. Il devrait attendre 10 à 15 minutes, probablement pas plus.

Une bonne nouvelle, car l’homme n’aimait pas attendre. La vie était trop courte pour en perdre des portions non négligeables derrière un guichet. Surtout à une époque où tout pouvait se faire à distance. Enfin presque tout, la preuve.

Il regarda autour et fut frappé par la différence entre les autres patients et lui. Trois hommes, une femme. Des vieux. Décatis. Fripés. Pourris en fait. Oui, il était entouré de vieux tous pourris. Que pouvaient-ils bien faire ici ? Il était trop tard pour eux. Ou alors, il était trop tôt pour lui. Pourtant, il lui semblait que ce type de problématique devait se traiter à la racine. Le plus tôt serait le mieux. Dans son cas, la question ne s’était pas posée. Dès qu’il avait entendu parler de l’Agence A, après une bonne nuit de sommeil et de réflexion, il avait pris rendez-vous. Quel soulagement ! Bien sûr, il ne connaissait pas toutes les modalités et pour tout dire, il n’en appréhendait que ce que la publicité laissait deviner, mais cela suffisait à le rassurer.

Il continua à observer ses vieux congénères et la lumière se fit. L’Agence A n’existait que depuis quelques mois. Normal que ces vieux machins ne débarquent que maintenant. Ils n’avaient pas d’autre alternative avant. Il les scruta un peu plus attentivement. Les trois hommes étaient peut-être dans les temps. Mais il inspecta plus particulièrement, avec un manque de discrétion flagrant, le regard de la femme assise en face de lui. Pour elle, c’était trop tard. L’intervention la soulagerait surement, mais le mal était fait.

Après tout, cela ne le concernait pas. Du moment que cette agence l’affranchissait de cette angoisse, de ces craintes, tout irait bien pour lui.

Après quinze minutes, il reçut un message : porte 5. Il se leva, suivit le tracé lumineux qui apparut au sol, surement piloté à partir de la localisation de son mobile et après quelques instants entra dans le bureau 5.

La femme qui le reçut devait avoir dans les 30 ans. Superbe du haut en bas, elle irradiait la santé, flamboyait de fraicheur, et respirait l’intelligence :

– Asseyez-vous, je vous en prie.

Alex prit place sans quitter la femme du regard. Il ne s’était pas attendu à une femme pareil dans un tel endroit, et certainement pas à se glisser dans la position d’un mâle alpha. Mais elle était tellement belle qu’instinctivement, l’attitude d’Alex s’était modifiée.

– Bonjour, lui lança-t-il avec une voix qu’il reconnut comme celle qu’il prenait quand il voulait charmer.

La femme, qui s’appelait Hermione comme l’indiquait son badge vidéo, lui sourit et Alex sut instantanément que le charme n’avait pas fonctionné :

– Je vous prie de croire, monsieur, que cette voix, cette posture, cette attitude n’ont pas leur place dans le cadre qui nous occupe. Je vous remercie d’avance de vous en tenir à l’objet de votre visite et à l’objet uniquement.

Elle avait débité sa phrase sur le même ton chaleureux sur lequel elle lui avait dit bonjour. Ce qui en augmentait encore l’effet. Alex sourit, bon joueur :

– Vous avez raison. J’ai vu votre publicité et je souhaitais en savoir un peu plus sur vos différentes offres.

– Mais bien sûr. La politique produit de l’Agence A est des plus transparentes et compréhensibles. Vous connaissez les 7 stades de la maladie ?

Non, Alex ne connaissait pas les 7 stades de la maladie. Sept stades ? De ce qu’il avait vu dans la salle d’attente, il s’attendait à deux stades : jour/nuit.

– Sachez que nous avons une offre pour chacun des 6 derniers stades. Cela dit, seules les offres des deux derniers stades nous ont été commandées aujourd’hui.

– Pourriez-vous me décrire les stades avant d’évoquer les offres ?

– Je suis là pour ça. Le premier, techniquement, il n’y a aucun symptôme, c’est pour cela qu’il n’y a pas d’offre. Vous allez bien. Vous êtes malades bien sûr, mais on ne le détecte pas.

– D’accord.

Il pourrait vivre à ce stade toute sa vie. Être malade sans symptôme ni conscience de la maladie, c’est être en bonne santé.

– Au stade suivant, là où commencent nos offres, vous…

Alex sentit le besoin de l’interrompre. Il n’aimait pas évoquer la maladie, sauf à y être contraint. Certains se repaissaient dans les descriptions des symptômes et autres afflictions, mais lui préférait éviter le superflu.

– Pourriez-vous vous limiter aux stades auxquels vous êtes intervenus jusqu’ici ?

La femme sourit :

– Directement au best-seller hein. Il n’y a que les offres notées 5 étoiles qui intéressent les gens de nos jours.

– Si vous voulez.

– Il faut bien vous rendre compte que les personnes qui viennent ici présentent toutes, surtout les jeunes, un profil assez identique. En théorie, le best-seller devrait être le stade 7. Vous vous doutez bien.

Alex imaginait bien, oui. Sans connaitre les symptômes, il pouvait comprendre que le dernier stade était le moins agréable.

– Mais dans les faits, c’est le stade 6.

Le stade 6, ça lui parlait moins par contre. La femme s’en rendit compte :

– Je vais allez droit au but : c’est le premier stade où vous vous faites dessus. Et, si je puis dire, où vous vous en trouvez aussi bien.

– Ah forcément. Mais alors le stade 5 ?

– Le stade 5, vous arrivez encore à aller aux toilettes, mais vous commencez à mélanger un peu tout. À être désorienté sans raison. Vous pouvez oublier le nom de votre école.

– Il y a des gens qui choisissent ce stade ? Parce que finalement…

– Ce n’est pas si terrible ?

– Voilà.

Au regard de la femme, Alex comprit qu’il lui manquait un élément pour juger.

– En théorie, vous avez raison. Surtout que souvent le stade 6 survient vers 70 ans et après, alors que le stade 5 advient beaucoup plus tôt. Mais le stade 6, c’est aussi celui où vous oubliez vos enfants. Et certaines personnes ne se résignent pas à cette idée. Alors ils préfèrent le stade 5.

Voilà qui méritait réflexion. Il lui semblait qu’il pourrait supporter d’oublier le nom de ses enfants.

– Mais comment faites-vous pour déterminer le bon moment, le bon stade ? Parce que, je crois que le stade 6 me plairait assez, mais sans que cela ne dure trop longtemps.

– C’est dans nos options. Vous pouvez nous demander d’intervenir à la première apparition du premier symptôme du stade en question. Le 6 dans votre cas. Ou, vous pouvez, et c’est généralement ce que font nos patients, nous demander d’intervenir lorsque tous les signes du stade, 6, sont apparus.

– Mais dans le stade 6, il y a « se faire dessus » ?

– Oui.

– Ah.

– Voilà, vous prenez un risque, mais, il faut voir la contrepartie. Le gain. Significatif en face.

Drôle de choix se dit Alex.

– Mais au niveau du prix, il y a des changements ?

– Bien sûr. Plus on intervient tôt, plus c’est cher.

– Mais pourquoi ? J’aurais plutôt vu l’inverse ?

Cette femme était une professionnelle. Tous les patients avaient dû poser la même question, mais elle ne montra aucune irritation.

– Notre agence intervient dans un cadre légal complexe. Plus nous intervenons tôt, plus nos frais d’avocats sont élevés.

– Bien sûr, je comprends.

– Alors monsieur, avez-vous une première idée de votre choix ?

Oui, il en avait une, mais le prix était un facteur important. La femme, toujours aussi perspicace, lut dans ses yeux :

– Je comprends que le prix est un critère important, mais il faut d’abord vous poser la question de ce qui vous importe le plus.

Il hésitait entre le stade 5, avec apparitions de tous les symptômes ou le stade 6, dès le premier signe avant-coureur.

– Dites, le premier symptôme du stade 6, ce n’est pas forcément qu’on se fait dessus ?

– Non, il y en a d’autres, par exemple…

– Non merci, ça ira. Je vais prendre le stade 6, premier symptôme.

Hermione sourit, chaleureusement.

– À la bonne heure, c’est un très bon choix. Qui vous fera économiser beaucoup d’argent qui plus est.

– Et pour la détection et l’intervention ?

– Pour la détection, on vous implante une petite puce. C’est une opération qui prend quelques minutes et qui nécessite une mise à jour tous les 5 ans, rien de plus.

Voilà qui était rassurant. Alex n’aimait pas les opérations et encore moins les cicatrices.

– Pour l’intervention en elle-même ?

– Eh bien, dès que la puce a indiqué à notre système central que le premier symptôme du stade 6 a été atteint, nous envoyons une équipe. Vous avez une préférence sur la méthode ?

Ah non, tiens, Alex n’avait pas songé à la méthode.

– Le plus propre ce sont les médicaments, le plus rapide c’est la nuque.

– La nuque ? demanda Alex en sentant une gêne au niveau de la sienne.

– Un de nos membres vous rend visite et… prend soin de votre nuque. C’est tout à fait indolore.

– Mais, mais si je n’ouvre pas, si j’ai changé d’avis, si ?

– Monsieur, il faut bien que vous compreniez que, lorsque vous signez avec l’Agence A, il n’y a pas de rétractation. Nous sommes là pour vous aider à garder votre dignité. C’est un choix que vous faites en votre âme et conscience. L’examen préliminaire nous a prouvé que vous n’étiez pas atteint d’Alzheimer aujourd’hui. Votre choix est le bon. Vous vous doutez bien que le choix que vous pourriez être amené à faire dans 30 ans, serait au mieux celui d’un petit vieux un peu perdu qui s’accroche à la vie à tout prix, au pire celui d’un vieillard atteint d’Alzheimer.

Oui, Alex comprenait, c’était tout l’intérêt de cette agence. Mais tout de même :

– Si je me cache ?

– Monsieur, nos agents sont d’anciens militaires ou mercenaires d’exception pour la plupart. Vous pensez vraiment pouvoir leur échapper ?

– Non bien sûr.

– Ne vous inquiétez pas, l’Agence A vous garantit une fin de vie et une mort digne. Signez ici !

Alex sourit, et signa avec son doigt sur la tablette. Une bien belle journée.

***

« Les progrès de la science étonnent tous les jours. Les dernières études démontrent, sans équivoque, que le stress est un facteur primordial dans le développement de la maladie d’Alzheimer. Les patients de l’agence A, qui vivent dans la peur permanente du masseur, cet employé qui viendra prendre soin de leur nuque, ont donc paradoxalement, trois à sept fois plus de chances de contracter la maladie ».


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