Le goût de la vie

Grâce aux femmes, j’ai repris goût à la vie. Non, j’ai pris goût à la vie. Rien, jamais ne m’avait inspiré. Plus de trente ans sans envie.

Rien, jamais ne m’inspirait aucun sentiment. Depuis toujours, depuis tout petit. J’étais né indifférent. En primaire déjà, je ne jouais pas avec mes camarades, qui m’avaient rejeté, spontanément. Sentant, ressentant, que je n’étais pas comme eux. Leur rejet aurait pu m’attrister. Il m’a indifféré. Ils me rejetaient oui, me stigmatisaient oui. Mais s’ils ne l’avaient pas fait ? Quelle différence ? Je n’aurais pas joué avec eux non plus. Je n’aurais pas eu envie. Je n’avais pas plus envie de jouer avec eux que je ne souhaitais me faire accepter ou rejeter.

Lorsque plus tard, les enfants, devenus adolescents se mirent à me battre, à me frapper, la douleur physique semblait ne pas me concerner. Comme si mes nerfs n’étaient pas vraiment reliés à mon cerveau. Ils me frappaient, une fois, deux fois. Je saignais du nez, j’avais un cocard et alors ?

J’avais des notes médiocres. Ce n’est pas que je n’écoutais pas. J’écoutais mais sans m’y intéresser. Ecouter, ne pas écouter, c’était pareil. Ensuite, pourquoi réviser, pourquoi travailler ? Cela ne m’intéressait pas. Mes professeurs me punissaient. Et alors ? Rester deux heures, trois heures dans une salle à recopier des phrases stupides ou rester chez moi à attendre qu’un événement m’intéresse, c’était pareil.

Tout était pareil, tout m’était indifférent jusqu’à ce que je découvre les femmes. Ah les femmes. Pourquoi aura-t-il fallu que j’attende 30 ans pour découvrir la douceur de leur contact, leur richesse.

Adolescent, je n’avais pas plus de désir ou d’envie. Ma puberté a été physique uniquement, en aucun cas mentale ou intellectuelle. Je n’avais pas plus envie d’une femme que je n’avais envie de me lever ou d’aller à l’école. Je n’avais pas non plus envie de rester au lit. Je n’avais juste pas envie. Aucune envie. On m’a orienté vers un CAP. Lorsque le responsable de l’orientation m’a demandé ce que je voulais faire, j’ai répondu : je ne sais pas, je n’ai pas d’envie.

C’était un bon responsable, je crois. Il voulait vraiment chercher ce qui me permettrait de me réaliser. Il aurait vraiment aimé m’aider. Contribuer un peu à mon bonheur ou à ma réalisation en tous cas. Mais je n’avais pas d’envie. Mes parents étaient catastrophés à l’idée que je finisse en CAP. Mais cela ne représentait rien pour moi. S’inquiéter, c’est avoir peur de quelque chose. Avoir peur c’est ressentir. Avoir peur d’une situation, c’est vouloir que la situation n’arrive pas. Je n’avais pas peur.

Mes parents m’expliquaient que si je ne travaillais pas, j’allais aussi rater le CAP. Que je serais au chômage, que je finirai marginal, clochard.

Et alors ? Ça ou autre chose, quelle était la différence pour moi. Je ne voulais rien, je ne désirais rien, je ne craignais rien. Si, je désirais une chose, une seule : je voulais vouloir. Je voulais vouloir quelque chose mais je ne voulais rien.
Jusqu’à cette rencontre magique. Avec cette femme. Avec toutes les femmes.

J’ai raté mon CAP bien sûr. Et à 18 ans, je me suis retrouvé au chômage. Chez mes parents. Pas clochard. Juste chez mes parents. Ne voulant rien, ne désirant rien, ici ou ailleurs, avec ou sans CAP, quelle différence. J’ai vécu, survécu devrais-je dire, pendant 7 ans. Mes parents faisaient ce qu’ils pouvaient pour me motiver, cherchaient à me faire rencontrer du monde, des amis, des femmes même. Mais rien. L’ennui partout. Non, l’ennui c’est trop fort encore. Le non intérêt. Le rien. Les amis supposés me laissaient totalement indifférent et ma froideur, mon apathie les décourageaient rapidement. Quant aux quelques femmes qui ont accepté de venir jusque chez nous, pour voir la bête, le monstre, leur démarche était toute d’égo : « personne n’a réussi à éveiller de désir, de sentiment mais j’y arriverai bien moi » ! Sans résultats.

En désespoir de cause, certainement après avoir vu une émission sur le sujet, mes parents essayèrent de me convaincre que j’étais gay. Que j’étais certainement refoulé et que je devais me déclarer pour me libérer. Ils firent même venir un homosexuel à la maison. Censé me séduire j’imagine. En pure perte.

Vers 25 ans, ma mère est tombée malade. Une maladie longue, douloureuse. Mon père l’a très mal vécu. Surtout, il n’a pas supporté que je ne montre aucun sentiment. Il s’en prenait à moi, m’accusait d’être un monstre : « mais au moins, dis quelque chose, montre quelque chose, un sentiment. Même la haine serait mieux que cette indifférence ». Je pense, avec le recul que je le rendais fou. Et alors. Fou, sain, heureux, malheureux, quel intérêt ?

Ma mère s’interposait, tant qu’elle pouvait mais avec la maladie, il lui est devenu difficile, pour ne pas dire impossible de lutter. Mon père a pris le dessus et a cherché à me faire payer mon absence d’émotion. Quand ma mère est morte, quatre longues années plus tard, je me suis rendu à l’enterrement. Sans savoir pourquoi d’ailleurs. Lorsque nous sommes revenus, mon père m’a dit : « monte dans ta chambre, prends tes affaires et va-t’en ».

Je suis monté dans ma chambre, j’ai pris mes affaires et je suis parti. Pendant les douze mois qui ont suivi, j’ai sombré. Après quelques mois chez une amie de ma mère, il est devenu compliqué de trouver un endroit où dormir. Je me suis aperçu que la faim ne me gênait pas vraiment. L’inconfort non plus.

Alors de mois en mois, je me suis rapproché de l’indigence et le jour de mes trente ans, je dormais dans un foyer. Propre, mais infesté d’humains en état de décomposition avancée. Alcool, drogue, puanteur. Ma première nuit aurait surement été considérée comme horrible par tout autre que moi. J’ai dormi. Comme d’habitude. J’avais trente ans. Pas de famille, pas d’amis, pas de femme, pas d’homme, pas d’avenir. Et surtout pas d’envie. Aucune envie. Aucun désir.

Le deuxième soir, je me suis couché à 22h00 lors du couvre-feu. Vers 23h30 nous avons tous été réveillé par des bruits, des cris. On se battait. Plus précisément, un homme battait une femme. Et je l’ai vue. Magnifique. Mon cœur a cessé de battre un instant. Plusieurs instants. Il faut vous dire qu’en une fraction de secondes, je venais de tout comprendre : tout ce que mes parents m’avaient répété à longueur de journée, tout ce que la société nous rabâche : les sentiments, l’amour, la transpiration, la sueur, l’envie, le désir, enfin.

Alors j’ai voulu. J’ai voulu plus que tout, cette femme. Je me souviens avoir pleuré toutes les larmes de mon corps en comprenant ce qui m’arrivait. J’étais guéri. Je voulais, je désirais. J’allais connaitre la frustration, la joie, la tristesse, l’extase. J’allais sentir, ressentir. Enfin.

De ce jour, j’ai repris goût à la vie. C’est à dire que j’ai pris goût à la vie puisque je ne l’avais jamais eu. Grâce aux femmes. Grâce notamment à cette première femme. Eva. Après être intervenu pour que cesse cette algarade, j’ai proposé un verre à Eva. Mais elle ne savait pas trop, ne me connaissait pas. J’avais attendu près de trente ans, je pouvais attendre une semaine. A force de patience, Eva fut mienne. Et je découvrais, un par un, les sentiments qu’une femme peut faire naitre dans le cœur d’un homme. Je pleurais de manière régulière.

Après Eva, il y eu Sophie, Julie, Vanessa, Céline, Béatrice, Lucie et tellement d’autres. Toutes, chacune à sa manière, m’ont rapproché de dieu, m’ont permis de découvrir une autre sensation, un autre sentiment. Quelle merveille indescriptible que de se sentir humain. Grâce à vous, les femmes. Je vous aime de tout mon cœur.

Aujourd’hui, je vais aimer Sandra. Et je sens que je vais encore faire l’expérience de nouvelles émotions. Il n’est qu’à voir la multitude de sentiments que je devine dans son magnifique regard lorsque je sors le marteau.


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