L’empailleur de cons | Nouvelle noire

– Et vous faites quoi comme métier ?

– J’empaille les cons, répondit Alex à l’homme qui venait de lui poser la question.

Un type sûr de lui, méprisant, qui n’avait démarré la conversation que pour pouvoir évoquer son métier à lui. Il était ingénieur mécanicien et se croyait encore à une époque où le terme d’ingénieur désignait autre chose que « cadre moyen ». Il aimait bien déblatérer sur son activité, ce qu’il prenait pour sa réussite.

Grâce aux progrès de la technique, il pouvait montrer des photos de sa grande maison sur son portable à toute personne avec qui il parlait plus de cinq minutes.

Comme la plupart des gens méprisants et arrogants, il pensait que les autres ne comprenaient pas ses stratagèmes. Les autres le voyaient mais étaient soient trop polis pour le lui faire remarquer, soit trop indifférents pour amorcer ce type d’échange. Ils préféraient acquiescer dans l’espoir qu’il se fatiguerait en premier.

Mais Alain ne se fatiguait jamais.

Alain pouvait parler de lui, de son métier, de sa maison, de sa réussite pendant des heures.

Alex n’était ni patient, ni diplomate. Il avait l’habitude pendant les soirées de se mettre un peu en retrait au début, pour observer les gens. Il avait noté tout de suite le comportement d’Alain. Alain qui avançait vers son interlocuteur, entrait dans son espace vital, cherchant à les écraser.

Au premier coup d’œil, Alex avait su que ce type allait le saouler. Et à la première syllabe, il avait compris que ce blaireau allait en faire des caisses sur qui il était, ce qu’il valait. Et quand un type veut en faire des caisses sur lui, il commence souvent par prétendre écouter l’autre.

À la réponse d’Alex, Alain avait déjà prévu d’enchainer par « Moi, je suis ingénieur dans la Marine ». Il n’avait aucune intention de discuter du métier d’Alex. Il s’en foutait. Il utilisait les gens comme miroir. Mais ce « J’empaille les cons » l’arrêta dans son élan.

– Alors moi je suis… pardon, vous avez dit quoi ?

– Je crois que vous avez parfaitement compris.

Alain sourit, niaisement :

– Ah oui, vous êtes taxidermiste.

– Spécialisé dans les cons.

Alain, pour la première fois de la soirée s’intéressa vraiment à son interlocuteur. Il le scruta, chercha une trace d’humour, de second degré ou même d’agression dans le regard d’Alex.

Il ne vit rien.

– Mais comment ça, vous, vous empaillez les, les…

– Le mot vous gêne ? Votre mère est dans l’assistance, elle vous interdit de dire des gros mots ?

– Non, évidemment, non c’est ridicule, c’est que. Enfin, je ne comprends pas.

– C’est pourtant simple.

Alain bascula d’une jambe sur l’autre, cherchant une contenance. Cet homme l’observait bizarrement. Il avait un truc très inquiétant dans le regard. Il n’était pas là pour rire. Mais Alain était comme hypnotisé.

– Et, vous en vivez ?

Il pensa qu’en amorçant la discussion, sincèrement, il arriverait à démêler le vrai du faux.

– D’après vous ? lui répondit Alex plongeant Alain dans un abime de perplexité.

– Je, je ne sais pas. De ce que j’en sais, les cons ne manquent pas, lança-t-il avec un sourire satisfait.

– J’allai vous le dire…

Alain tendit son verre à l’hôte qui passait une bouteille de vin rouge à la main.

– Vous vous amusez bien ? demanda Agnès.

– Beaucoup, répondit Alain machinalement.

– Tu sais bien que je travaille tout le temps, même quand je me détends, insista Alex.

Agnès partit d’un grand rire :

– Sacré Alex, tu cherches toujours des modèles ?

Alain regarda autour de lui. Ce type le jaugeait-il ? Essayait-il de savoir s’il était assez con pour être empaillé ?

– Non, mais sérieux, vous faites quoi comme métier ?

– C’est marrant hein. Dès que vous exercez un boulot qui sort de l’ordinaire, vraiment je veux dire, tout le monde tente de vous ramener à quelque chose de connu. C’est plus fort que vous. Si je vous expliquais que je m’emmerde toute la journée à trier des casiers d’extrait judiciaires, ça vous rassurerait. Pareil si j’étais cuisinier dans une cantine. Même taxidermiste spécialisé dans les ornithorynques péruviens, ça vous tranquilliserait.

Alain souriait enfin, persuadé que cette tirade annonçait le moment où ce type lâcherait le canular, la blague un peu lourdingue.

– Mais vous avouerez qu’il faut être con pour se dédier aux animaux quand les humains les font tous disparaitre un par un. J’empaille les cons et j’en vis très bien, merci.

– Mais, mais pourquoi les cons ? Pourquoi pas les gens bien ?

Alex secoua la tête :

– Ah, mais vous pouvez être con et avoir été quelqu’un de bien, ça n’empêche pas.

– Non, c’est sûr. Mais c’est bizarre ?

– Je ne sais pas, vous faites quoi vous ?

– Je suis ingénieur mécanicien pour la marine navale.

– Vous faites flotter les cons, je les empaille, ça nous fait un point commun. On se complète presque parce que les cons empaillés flottent très bien.

Outré du commentaire qu’il prit comme une atteinte antipatriotique, Alain se redressa :

– Monsieur, je ne vous permets pas !

– Vous ne me permettez pas quoi ? demanda Alex affichant son air le plus neutre.

– De critiquer l’honneur de la France !

– Ah dites, si pour vous l’honneur de la France consiste à envoyer faire le tour du monde en bateau à cinq cents crétins dont le QI cumulé ne dépasse pas celui de ma mère, vous êtes mur pour une séance dans mon atelier.

Il avait laché cette phrase sur un ton totalement neutre, presque plus dérangeant.

Alain ne savait plus comment réagir. Qu’il soit en train de discuter avec un type prétendant empailler les cons était déjà délirant en soi.

Que cela devienne une joute verbale s’avérait encore plus effarant.

– Il est où votre atelier ?

– Chez moi.

– Ah. Ce n’est pas un atelier mobile ? Vous ne pouvez pas le déplacer ?

– Si, je pourrais, mais faudrait être un peu con pour déplacer l’atelier plutôt que le con, non ?

– Ça dépend, il est mort ou vivant, le con ?

– Vous voulez dire, avant que je l’empaille ?

– Oui, voilà, avant.

Alex fixa Alain, sans dire un mot. Il attendait visiblement que ce dernier réalise de lui-même l’inanité de sa question. Mais rien ne venait. Alain restait à l’observer en silence, dans l’expectative.

– Vous ne croyez pas que j’aurais un problème si j’empaillais les cons vivants ?

Ne voyant toujours aucune lueur de compréhension, il reprit :

– Ce serait un meurtre. Notez que je serais millionnaire si je pouvais les empailler de leur vivant, avec le nombre de commanditaires qui se bousculeraient. Mais non, ce n’est pas possible.

– Mais sur quels critères les empaillez-vous ?

– Ce n’est pas moi qui décide. Moi, j’empaille les cons, mais ce sont les gens qui les amènent. Je me renseigne, j’enquête un peu sur leurs antécédents pour vérifier le niveau de connerie et j’accepte ou pas.

La mâchoire d’Alain s’abaissait petit à petit. Il était passé, avec une rapidité surprenante, de l’incrédulité la plus naturelle à une curiosité des plus incroyables.

– Et les familles vous payent ? Mais pourquoi ?

– Parce qu’elles peuvent admirer leur parent dans mon musée de cons.

– Vous avez un musée de cons.

– Vous ne croyez pas que je les empaille pour les enterrer après ?

– Non bien sûr, ce serait, ce serait…

– Con.

– Voilà. Mais les familles pourraient les vouloir avec elles ?

Alex ne masqua pas son irritation :

– Vous auriez envie de vous coltez un con sous les yeux toute la journée ? Un con que vous avez fait empailler pour bien vérifier qu’il est mort ?

– Non, certes. Mais moi alors ? Vous m’empailleriez ou pas ?

Un très léger rictus parcourut les lèvres d’Alex. Toujours, tout le temps, venait ce moment où le con voulait se mesurer à la jauge. Était-il assez con pour se révéler digne d’un empailleur de cons ?

Alex avait remarqué que seuls les cons posaient cette question. Les autres la formulaient, elle leur brulait parfois la langue, mais ils la gardaient pour eux, conscients que la poser, c’était y répondre.

– Gratuitement ? Non.

– Non, mais, mais si ma famille vous le demandait ?

Alex leva son verre, vrilla son regard dans celui d’Alain, sourit très légèrement, sans que l’on puisse y discerner une trace de triomphe :

– Alors si c’est la famille…


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