L’heure du choix

Abélard faisait la queue au guichet. L’affluence était pourtant réduite, mais tout tournait au ralenti. Tout le monde semblait aller à reculons : les gens devant lui, la personne au guichet et les employés qui les recevaient ensuite. Abélard attendait depuis 1 heure et il regardait sa montre de manière régulière mais sans geste d’impatience. Au contraire. S’il avait pu laisser passer la personne derrière lui, il l’aurait fait immédiatement. Mais les panneaux étaient clairs « Vous n’êtes pas autorisés à passer votre tour ».

Alors Abélard regardait la queue diminuer et, inexorablement, son tour approcher. Son anxiété croissait et pourtant, il savait bien que ce n’était pas le moment d’angoisser. L’angoisse, la vraie, viendrait plus tard. Beaucoup plus tard. Pourtant Abélard stressait. D’autant que son choix n’était pas arrêté.

Il n’ignorait pas, grâce à quelques témoignages indirects, que personne, jamais, ne venait avec un choix figé. Et que même ceux qui prétendaient aborder la question avec les idées claires repartaient presque toujours en ayant modifié leur préférence à la dernière minute.

Abélard, aussi indécis que possible, s’attendait à un yo-yo émotionnel, émettant 15 souhaits contradictoires avant la fin de la journée. S’il angoissait, c’est que tout choix était « définitif » et qu’il n’y avait aucun passe-droit ou retour en arrière, pour personne, jamais. Certes, il avait connaissance de détournement des règles pour les puissants. Il tenait, de sources sûres, que les politiques, les banquiers, les stars, enfin les riches, n’étaient pas soumis à cette loi. Ils affichaient pourtant régulièrement leur choix, les expliquaient, les commentaient, s’en vantaient parfois, mais le peuple, les peuples n’étaient pas dupes. Et pour un humain lambda, le choix était sans retour.

Le dilemme de Abélard restait donc entier. La personne devant lui fut appelée au guichet. Elle se retourna, souriant à Abélard, l’incitant à la doubler mais Abélard regarda ostensiblement le panneau « Interdit de passer son tour », afficha un sourire contrit, s’en voulut de jouer cette comédie car il ne serait jamais passé même en l’absence de panneau. Enfin, la personne avança.

Après, c’était à lui. Plus d’échappatoire. Il aurait pu feindre un malaise. Oui, il aurait pu mais des amis lui avaient rappelé que ces tours de passe-passe n’étaient pas appréciés. Et qu’il pourrait lui en couter. Lui en couter quoi, personne ne l’avait précisé, mais la menace planait et Abélard n’avait pas envie d’être le premier à en découvrir la nature.

Ah ! c’était à lui. Il se retourna machinalement, dans l’espoir que peut-être, une personne inconsciente le doublerait. La femme derrière lui indiqua le panneau « Interdit de passer son tour » et Abélard avança.

– Bonjour.

– Bonjour, je m’appelle Nestor Piton, répondit l’homme derrière le guichet. Son ton enjoué contrastait avec l’air de Abélard et avec l’ambiance du bâtiment. Alors, que puis-je pour vous ?

Voilà bien une manière particulière de présenter la chose. « Que puis-je pour vous » ? Ce Nestor ne manquait pas d’aplomb. Abélard imaginait que son enthousiasme était fabriqué, de commande, pour tenter de désamorcer les conflits, énervements qui ne manquaient pas de survenir dans un tel lieu, mais tout de même. C’était un peu cavalier.

– Je viens, je viens pour le rendez-vous.

L’homme sourit, mi-amusé, mi-agacé.

– J’entends bien monsieur, vous êtes tous là pour le rendez-vous.

– Ah ! oui, forcément. Mais, je, c’est ma première fois alors, je ne sais pas trop comment…

Le sourire revint, un peu condescendant. Nestor Piton avait des sourcils très fournis qui accentuaient toutes ses mimiques, rendant certaines amusantes mais, pour la plupart renforçant leur caractère sinistre.

–La première fois bien sûr… Alors, afin que je vous oriente vers la personne la plus à même de vous aider, il faudrait que vous m’indiquiez si vous souhaitez que l’intervention se fasse par des méthodes naturelles ou pas ?

Abélard ne s’attendait pas à une question aussi abrupte. On lui avait pourtant bien indiqué à quoi s’attendre, mais personne ne s’exprimait clairement en revenant du rendez-vous. Abélard pensait que tout le monde en rajoutait. Mais il avait préparé sa réponse :

– Naturelles, je crois.

– Vous devez savoir une chose monsieur. Ce ne sont pas du tout les mêmes spécialistes.

Son insistance sur le mot « spécialiste » et le froncement de ses gros sourcils donnaient un aspect inquiétant à une phrase finalement triviale.

– Bien sûr. Mais, peut-être pourriez-vous me rappeler les avantages, les inconvénients de chaque solution.

L’homme fit la moue :

– Monsieur, je ne peux pas tout reprendre quand même.

– Juste en gros. Quelques mots.

Il soupira mais reprit en souriant, ses sourcils s’éloignant.

– La méthode naturelle, vous savez presque la date. C’est l’avantage. Après, cela dépend du choix final qui peut ou pas vous procurer du supplément.

– Oui, oui, naturelle, je vois.

– Pour l’évènementielle, vous vous doutez bien qu’on entre dans un domaine radicalement différent. Là encore, cela peut vous faire gagner beaucoup. Mais, je vous avoue qu’assez peu de gens sont prêts à tenter le coup.

– Pourquoi ?

– Pourquoi ? Allons, ne vous faites pas plus naïf que vous n’êtes.

– J’aurais tout de même voulu comparer les avantages d’une méthode sur l’autre.

– Ça dépend. Naturelle, ça peut se révéler payant mais il faut y mettre le prix. Évènementiel, ça donne toujours mais il y a d’autres inconvénients.

Abélard tentait de déterminer si Nestor Piton l’embrouillait à dessein. Son choix, fluctuant quelques secondes auparavant, ne reposait plus sur aucune certitude. Il tenta d’en savoir plus :

– Si je veux gagner le maximum ?

– Naturelles, indiqua, sans une hésitation le petit homme.

– Ah bon ? J’aurais cru l’inverse.

– Non. Après, naturelles, il y a pas mal de variantes. Mais vous dormirez mieux. L’évènementielle c’est… je ne devrais pas vous le dire mais c’est pas très bon pour la santé. Si je puis dire.

Et il partit d’un petit rire, qu’il imaginait jovial mais qui sonnait faux, mettait mal à l’aise Abélard. D’autant que ses deux sourcils dansaient au-dessus de ses yeux comme deux gros vers. Cherchant à oublier cette vision, Abélard revint à son choix initial, mais il aurait voulu que l’homme l’aidât, le convainquît que son choix était bon et dans le cas contraire, qu’il puisse le changer. Ce qu’il avait fait en proposant la voie naturelle.

– Va pour naturelle alors.

– À la bonne heure !

Il pianota un peu, appuya sur un bouton rouge devant lui. À la droite d’Abélard, une femme, arrivée d’on ne sait où, lui fit signe de la suivre.

Cette fois, ça y était. Plus question de reculer. Plus possible. Abélard suivit la femme. Un peu inquiet. Un peu excité aussi. Ce jour était un grand jour. Un jour noir par certains aspects mais après tout, ce n’était pas tous les jours que l’on se retrouvait confronté à de tels choix.

La femme le précéda dans un bureau vétuste, vieillot. Le type de bureau que l’on ne voyait plus. Cet endroit était volontairement désuet. Comme tout le bâtiment. Qui d’ailleurs se déplaçait encore pour un rendez-vous physique ? Qui faisait la queue à un guichet dans un monde de réalité virtuelle augmentée, d’objets connectés.

Non, cet aspect vieillot, ce processus d’un autre temps étaient volontaires. Pourquoi ? Abélard n’aurait su le dire mais il le ressentait. Il prit place sur la chaise, démodée, en face de la femme qui s’assit derrière un bureau très vingtième siècle. La femme sourit à Abélard, un sourire chaleureux, sincère, d’une force, d’une vigoureuse énergie, à tel point qu’Abélard sentit les larmes lui monter aux yeux. Pourquoi cette femme lui témoignait-elle autant d’égard ?

– Bonjour monsieur…

Elle regarda sa tablette. Abélard l’observait. Elle respirait la bienveillance.

– … Leroux.

– Bonjour madame.

– Alors vous avez opté pour la voie « Naturelle » ?

– Oui, j’ai cru que, enfin, il me semble que c’est normal non ?

La femme secoua la tête, de manière douce :

– Il faut suivre son cœur, le reste importe peu. Normal ou pas, c’est de vous qu’il s’agit non ?

– C’est vrai. Alors vous pensez que j’ai fait le bon choix ?

– Encore une fois, c’est votre choix, donc il est bon pour vous. Et puis attendez, vous n’avez pas fini. Il reste encore à affiner la sélection. Et ce n’est pas le plus simple.

Ça aussi Abélard le savait. Le sujet, le choix, étaient tabous. On en parlait assez peu en famille, ou entre amis. Mais les modalités revenaient régulièrement dans les discussions. Les documents du gouvernement étaient assez flous, peut-être pour laisser la place à des ajustements de dernière minute qu’une trop grande connaissance des processus aurait rendus compliqués à gérer. Mais Abélard n’ignorait pas que le choix final, irrévocable, présentait de nombreux obstacles.

– Alors, pour que vous puissiez choisir en votre âme et conscience, je dois vous faire connaitre le barème.

– Bien sûr.

Le barème, le fameux barème. Il bougeait beaucoup, changeait assez vite et influait fortement sur le choix final. Abélard espérait que son choix initial ne serait pas remis en cause par un nouveau barème trop défavorable.

La femme regarda sa tablette et lut, en regardant par intermittence Abélard :

– Dans votre sommeil.

Oui, bien sûr, elle commençait par le plus défavorable. Celui que tout le monde choisissait instinctivement :

– 45 ans.

Abélard sentit ses épaules s’affaisser. Quarante-cinq ans. Non, ce n’était pas possible. La dernière fois qu’il avait eu vent du barème, on parlait de 55 ans. Et il s’était dit que c’était très bien 55 ans. Cela lui laisserait 25 ans. On peut en faire des choses en 25 ans.

– Mais.

La femme devait être habituée :

– Malgré toutes nos mesures, la surpopulation ne baisse pas, au contraire. Il a fallu s’adapter.

Quarante-cinq ans, ou la mort dans 15 ans. Non, 15 ans c’était trop peu. Il avait caressé l’espoir que le jour de son choix, on serait remonté à 60 ans. Soixante ans, il aurait pris. C’est certain. Mais 45 ans.

– Je vois que ça ne vous tente pas vraiment. Je continue ?

– S’il vous plait…

– Crise cardiaque – 50 ans.

Cinquante ans, c’était peu, mais la question méritait d’être posée. De nombreuses personnes mouraient d’une crise cardiaque avant leur rendez-vous. En choisissant cette mort, il prenait un risque limité. Peut-être qu’il mourrait, de toute manière, d’une crise cardiaque. Oui peut-être.

Tout de même, 50 ans…

– Cancer foudroyant, 53 ans.

Ah ! c’était bien ça. Le cancer personne n’en veut, mais foudroyant, on ne doit pas trop souffrir.

On se voit bien mourir quand même songeait Abélard. Mais la souffrance doit être supportable. Mais 53 ans, ce n’était pas cher payé.

La femme continua :

– Cancer des poumons, de la gorge, 55 ans.

Deux ans de gagnés mais combien de mois de souffrance en plus. Ah ! Abélard aurait voulu se lever, s’indigner contre ce principe, cette société dévoyée. Mais à quoi bon ? Les reportages ne manquaient pas pour éduquer les bons citoyens sur ce qu’il en coutait de se rebeller. La cause de la mort était connue et la sentence, immédiate. Non, il n’y avait rien à espérer de ce côté-là. Mais 55 ans, c’était beaucoup trop jeune pour mourir. Pourtant, cela lui laissait 25 ans. Pas un hasard s’il fallait faire son choix avant 30 ans. Jusqu’à cet âge, on se sent immortel. Vivre 20 ans de plus, cela parait une éternité. Mais Abélard, qui ne s’était jamais senti jeune, trouvait que c’était bien peu au contraire.

– Cancer de l’estomac, 59 ans

Il devait être bien mauvais ce cancer pour faire gagner 4 ans sur celui des poumons. Abélard essayait de se souvenir à quel moment la société s’était mise à récompenser la douleur, enfin, la résistance à la douleur. Il ne savait plus trop mais il se rappelait très bien du jour où cette perversité était devenue une vertu et un passeport pour une vie plus longue.

– Cancer de la peau, 75 ans

75 ans, la limite absolue. Le maximum qu’un humain pouvait vivre aujourd’hui.

Il faut dire qu’avec les progrès de la science, tout le monde avait un peu abusé. De 8 milliards, la terre s’était retrouvée encombrée de 15 milliards d’humains en à peine trente ans. Trente ans qui avaient suffi pour que la science soit mise à profit pour raccourcir la vie plutôt que l’allonger. On aurait pu décider, arbitrairement, d’abattre ici ou là, des millions de personnes mais la méthode avait paru trop barbare et l’ampleur de la tâche titanesque. Alors comme souvent, la réflexion avait permis de venir avec une méthode plus barbare encore, inspirée d’une morale judéo-islamo-chrétienne : « Plus tu souffres, plus tu vis ». Les athées avaient hurlé à la mort mais il s’était trouvé un nombre assez incroyable de croyants et religieux pour petit à petit valider cette idée absurde.

Abélard, né après la bataille, ne se sentait aucune accointance avec les religions et encore moins avec la souffrance. La meilleure option, aujourd’hui, était de prendre la mort dans son lit. Qui sait, d’ici 15 ans, le monde aurait peut-être changé. Ces méthodes inhumaines finiraient bien par être abolies. Il se murmurait qu’une épidémie provoquait des ravages dans certains coins du globe. Mais en attendant…

Tout de même, utiliser les progrès de la médecine pour trafiquer l’ADN, le génome et provoquer une crise cardiaque, un cancer du nez, un AVC, ce n’était pas sérieux. Ça finirait par choquer les gens. Et ayant formulé cette pensée, Abélard se prit à rire. Les gens. Quels gens ? Ceux qui avaient voté pour ? Car les gens avaient voté pour. Abélard en bouillait de colère lorsqu’il y pensait. Ce principe s’était instauré petit à petit. Sondage après sondage, il ressortait que oui, de plus en plus de gens étaient disposés à ce raccourci, les plus bigots en tête. Que les sondages fussent tous plus mensongers les uns que les autres ne changea rien à la pénétration de cette idée.

Abélard s’imagina sur son lit, avec le cancer de la peau. Si au moins le suicide avait été une option. Mais, et c’était le comble, dans une société surpeuplée, le suicide était perçu non comme un sacrifice mais bien comme un défi, un rejet de la société. Mais dans une société bigote, donc rétrograde et obscurantiste, le contraste ne choquait plus personne. Abélard envisageait le suicide malgré tout parfois et il aurait survécu, façon de parler, à l’opprobre mais sa famille, ses amis en auraient payé le prix.

Non décidément, Abélard n’avait pas trop le choix dans son choix. Il se déciderait, comme la plupart des gens, pour le cancer foudroyant.

Il lui restait 23 ans à vivre.

Dans le meilleur des cas.


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