Statistiquement pourri

J’ouvre les yeux. Je suis de bonne humeur. Une belle journée s’annonce. Je souris.

« Vous avez dormi 7 h 37 minutes. Je vous ai réveillé à l’instant adéquat dans votre cycle du sommeil et le moins critique pour votre rythme cardiaque ».

Je souris moins.

« Les probabilités d’infarctus liées à votre cycle de réveil sont de 0.0003% ».

Je fronce les sourcils. Merde. 0.0003% ? Cette conne m’explique que j’ai autant de chance de crever que de me faire élire anti-pape par une assemblée de papous. Merde. Furieux, je me lève d’un bond.

« En passant de la station allongée à la station debout en 0.7 seconde, 1 minute 45 après vous être réveillé, vos chances d’une rupture d’anévrisme ont augmenté de 250% à 0.00007% pour les 22 prochaines minutes. Votre pression artérielle a cru de 18% entrainant une perte de vision de l’œil droit de 0.5%”

Ta gueule. Ta gueule.

Je suis debout depuis deux minutes et ce programme à la con m’a déjà ruiné ma journée. Je vais prendre une douche pour me détendre.

« La température de votre corps est en train de monter. Actuellement à 37.6 degrés, vous atteindrez 38 degrés dans 4 minutes 43. Le risque de malaise vagale atteindra 1,4% puisque vous n’avez pas encore mangé ».

Même sous la douche. Même sous la douche, j’entends sa putain de voix. J’ai beau le savoir, je me laisse surprendre à chaque fois.

« Si vous ne mangez pas dans les 7 minutes 30, l’acidité de votre foie montera de 4%. Votre chance de développer un ulcère atteindra alors 1.2% tandis que la probabilité d’occurrence d’un cancer du foie dans les 20 prochaines années montera à 12%, compte tenu de votre alimentation des 6 derniers mois ».

C’est un miracle que je en ai pas déjà un d’ulcère. Un miracle. Chaque matin la même rengaine, la même menace. Quelle que soit l’heure. La gestapo on the rocks.

« Vous avez frotté le haut de votre dos en imprimant une pression de 75 kilos par centimètres carrés. Les probabilités de développer un cancer de la peau sont en hausse de 0.0000000001%”

Je n’en peux plus. Quel est l’intérêt de m’annoncer ça ? Le pourcentage est tellement faible qu’il n’existe pas et pourtant elle a réussi à me coller dans un coin du cerveau « cancer de la peau ». Alors que me frotter trop énergiquement me le provoquera aussi surement que si je décidais de me branler de la main gauche. Quelle conne !

Toujours un truc à dire, toujours une menace. Tiens je vais me tirer la bite pour voir.

« Vous avez artificiellement étendu la taille de votre sexe de 80%. Le risque d’hématome est de 0.4% ».

Comme dirait mon père, ça me fait une belle pinée !

Je vais changer son réglage.

Tous les jours, tous les putains de jour je me dis que je vais changer son réglage. Tous les jours, je me réveille en pensant que je vais mettre cette conne au minimum : « Ne me parle pas tant que mes chances de crever foudroyé par un avion ou carbonisé par un coma éthylique ne sont pas supérieures à 80% ». Et tous les jours, je remonte le niveau au max : « Préviens-moi quoi qu’il arrive. On ne sait jamais ». On ne sait jamais, parce qu’il est là le truc : on ne sait jamais ! À force de me frotter comme un connard, je vais peut-être vraiment le développer ce cancer de la peau.

Je me prépare un café. Je sais déjà qu’il aura un arrière-goût d’ulcère, de cancer ou de nausées.

« Vous allez boire votre septième café de la semaine, le vingt-quatrième du mois, le quatre-vingt douzième de l’année. Vous n’avez toujours pas mangé. Vos chances de développer un ulcère de l’estomac ont encore progressé de 1,4%. Votre dépendance à la caféine atteint maintenant 7 sur l’échelle de Clooney ».

Je ne sais même plus comment je faisais avant ce truc-là. Enfin, moi je l’ai toujours eu mais mes parents, les autres, dans le passé, comment vivaient-ils ? Et moi, comment je me débrouillerais si je n’avais pas la voix de cette conne dans ma tête toute la journée ? Pourtant je peux vivre sans. Me suffit de la régler au minimum. Allez, aujourd’hui, je serai fort :

« Réglage minimum ».

Je prends mon café en silence. J’ajoute une grosse motte de beurre sur mon pain sans entendre que la graisse animale contenue dans le beurre va boucher mes artères dans 3 ans et 34 minutes. La précision des informations n’a rien de surprenante : avec tous les capteurs que j’ai dans le corps, et toutes les données sur mes habitudes alimentaires, c’est la moindre des choses.

Tiens, tant qu’elle est en mode mineur, je peux me taper quatre cafés d’affilé sans qu’on m’envoie une photo de mon estomac en train de se trouer.

C’est décidé, je vire cette merde. Pour toujours. Et je vais fêter ça. J’ouvre le placard du haut, sors une petite boite, y prélève quelques grammes de tabac et commence à me rouler une petite clop. Les clopes, c’est pas interdit mais à 50 euros le paquet, je fais gaffe. Une de temps en temps quoi. Et avec l’autre voix dans ma tête, fumer c’est du masochisme. Fumer une clope avec le réglage au maximum revient à expliquer à ses parents qu’on se drogue, qu’on picole, qu’on baise sans capote et qu’on se prostitue et espérer un concert d’applaudissements.

Allez, allumer, tirer une vraie bonne taffe et…

« Le taux d’apparition du cancer des poumons est de 40% chez les fumeurs réguliers au bout de douze ans de pratique ».

« Fumer provoque le cancer de la gorge ».

« Votre capacité thoracique va baisser de 3% à la prochaine bouffée, soit 12% à la fin de cette cigarette ».

Merde.

On peut régler cette connerie au minimum, elle ne ferme jamais sa gueule complètement. Tout ce qui est statistiquement trop dangereux reste invariablement signalé :

« Vous êtes bourré comme un coing, vos chances de vous claquer le tarin sur la vitre sont de 70% ».

« Vous vomissez comme une merde, le taux d’acidité dans votre estomac vient d’augmenter de 897% ».

« Ce rail de coke va abimer votre cloison nasale et provoquer 8% de pertes de sensation. PS : cette coke est coupée au talc, vous vous êtes fait arnaqué ».

Jamais de conseil sur la vie en générale par contre. Jamais de « Votre technique d’approche est tellement lamentable que la main de la dame va vous claquer le museau dans moins de 7 secondes avec une force 9 sur l’échelle du Joe Starr ».

Pas de « La probabilité que votre boss vous augmente si vous continuez à lui reluquer le cul en vous croyant discret est de 0.05%. Si le vent est favorable ». Non ça jamais.

Je n’arrivais plus à déterminer si ce truc me gâchait la vie ou me l’améliorait. Des études longues comme le bras prouvaient que l’on vivait plus vieux depuis que ces puces avaient été installées. Plus vieux oui, mais plus heureux ? Je vivais avec la peur au ventre toute la journée. Pas bon ça, la peur au ventre. Pas bon du tout. Jamais une alerte pour me prévenir « Votre niveau de flip atteint 93 sur l’échelle du peureux. L’intérieur de votre estomac ressemble à l’océan Indien après un tsunami, l’acidité qui y règne ferait vomir même un aigri ».

Non rien. Pas de « Détendez-vous », « Relaxez-vous », « Profitez ». Alors qu’un étudiant en première année de médecine apprenait dès la pramière semaine que le stress était mauvais pour l’espérance de vie.

Non, juste « Ayez peur ».

Oh, nous savions tous quand cette merde avait démarré. Avec les joggeurs. Oui ces connards de joggeurs, qui non content de faire chier à te courir à côté quand tu te ballades tranquillos, aimaient bien se mesurer la bite à distance :

« J’ai couru 7 kilomètres 432 en 24 minutes. Soit une minute de moins que Nicodème ».

Parfois je postais sur leur mur, en mode troll : « Et toujours 8 minutes de plus que le premier Kenyan blessé venu ».

Iphone, bracelet connecté, putain de cardio intégré, les gens ont arrêté de respirer sans leur bracelet:

– Je peux aller pisser combien de temps après mon semi-marathon ?

– Si je me tape mon copain, 8 heures avant un iron man, ça augmente ou baisse mes chances de battre mon record ?

Faut voir que tous les cons du monde se tenaient par le bracelet et posaient des montagnes de questions plus débiles les unes que les autres.

Les Nike, iphone et compagnie ont vite saisi l’intérêt. Le bracelet est devenu montre, la montre s’est miniaturisée et enfin, il y a vingt ans, le premier connard de joggeur avec capteurs dans les yeux, les pieds et le trou de balle est arrivé. Avec une bonne tête de vainqueur.

Des capteurs dans les pieds. Plus dans les chaussures, non. Ringard et peu fiable. Mais dans les pieds. L’expression « Con comme ses pieds » a pris un nouveau sens et je peux vous assurer que je connais un paquet de type beaucoup plus cons que leurs panards.

Pourquoi, comment ce mécanisme s’est-il répandu partout ? Surement parce que nous sommes tous des crétins. Que lorsqu’une entreprise qui ne paye pas d’impôts t’explique qu’elle va t’aider, le premier abruti venu devrait pouvoir comprendre que ça va se finir en ulcère généralisé. Mais le premier abruti venu semble avoir quitté la planète il y-a bien longtemps. Ne reste que nous. Encore plus bas du front.

« Installez l’appli iNike et profitez de 5 années de vie supplémentaires ».

Qui refuserait ? Surtout quand c’est gratuit. Oui, le principe respirait la simplicité :

– T’installes le bourrier et si t’as vécu sainement, tes cotisations sécu, mutuelle baissent. INike en prend un petit pourcentage. Gère direct avec les organismes. Pour toi, c’est tout bénéf.

Et, cerise sur le gâteau, si tu vis plus vieux que ce que t’avait annoncé l’appli quand tu l’as installée, tu reverses une partie de tes revenus. Pas énorme hein, 2-3%. Mais nous sommes 10 milliards et on parle de 4 milliards de connards qui portent ces trucs.

Depuis que c’est obligatoire remarquez, il n’y a plus trop le choix. C’était soi-disant le seul moyen de sauver la sécu dans plein de pays. Avec des réglages de plus en plus contraignants. Ce qui fait que je ne peux plus me griller une clope sans que cette conne me vrille les oreilles. Et d’ici cinq ans, toute la planète vibrera au même diapason.

Je vous rassure, iNike s’en sort bien. Nous un peu moins. Mais l’appât du gain, la promesse, vide, d’une vie meilleure, qui aurait pu résister ? Personne. D’ailleurs personne n’a résisté. À part une poignée d’anarchistes, de réfractaires et de personnes trop vieilles pour y comprendre quoi que ce soit.

Moi, je l’ai posé par provocation. J’avais 15 ans, c’était les débuts de cette merde, ça gonflait plein de gens dont mes parents alors hop, posage. Sauf qu’une loi dite « Amélioration de la vie » a été votée l’année suivante, interdisant de désactiver les implants déployés.

La loi a fait le tour de l’Europe. Normal. Toutes ces ordures de députes, commissaires aux affaire européennes, non contents de se goinfrer de notre pognon, se faisaient arroser comme des porcs par Nike, Apple, AXA et consort. Sans parler des abrutis sincèrement convaincus que nous ôter le libre arbitre était la meilleure chose à faire. Bien la peine d’avoir éradiqué les religions pour en arriver là : des dirigeants malhonnêtes ou incompétents, la plupart alliant joyeusement ces deux qualités.

Alors me voilà, à trente-cinq ans, hésitant entre deux options : continuer cette vie de con, en m’enfonçant plus loin encore dans la peur, l’obéissance. Ou me faire ôter cette merde et devenir hors la loi et donc partir dans un de ces pays qui acceptent tous les hors la loi. Moyennant finance. Que je n’ai pas. Normal, vu que la part qu’ont pris les iNike n’a cessé d’augmenter, tout comme la part qu’on ponctionné nos merdes de politiques pour une sécu de plus en plus pourrie, sans parler des assurances. La routine quoi.

Deux choix de merde.

Ou alors, ou alors, je peux, peut-être foutre tout ce système par terre.

Je ne vous ai pas dit, je touche un peu ma bille pour ce qui est de la manipulation des systèmes informatiques embarqués. Un petit peu genre, je dois faire partie des meilleurs du monde. Mais je suis toujours resté discret. Pour pas me faire emmerder. Pour pas me griller non plus. Jamais rien modifié.

Pour pas bousiller mon unique cartouche.

Mais je n’ai pas chômé. J’ai couché avec tellement de personnes chez Nike, Adidas, La mondiale ou aux différents parlements. Les gens, lorsqu’ils ont joui baissent leur défense, c’en est risible. J’ai fini par coucher de plus en plus haut, jusqu’à atteindre des personnes, hommes ou femmes, qui maitrisent à peu près le système. La technologie a évolué mais y a bien un truc qui n’a pas changé : « Cherche la faille humaine, tu trouveras la faille technologique ».

Donc, je peux aujourd’hui activer un petit mécanisme de mon invention, qui sera chargé dans les 4 milliards de dispositifs. C’est un peu plus compliqué que ça mais je vous épargne les détails, parce qu’on vit déjà dans un monde de détail.

J’ai longtemps hésité sur la finalité.

Tout casser ? C’est prendre le risque que tout revienne.

Rendre le truc fou ? Tout le monde comprendra rapidement, demandera une mise à jour et on recommencera à zéro.

Non. J’ai trouvé mieux. Je crois.

Ce truc te parle dans la tête. Parfois pour influencer le comportement, ambiance « Tu bouffes trop, gros sac ». C’est plus subtil et moins vulgaire mais le message est le même.

Dès que j’aurais activé la mise à jour, tous les dispositifs du monde entier pourront diffuser des messages nocturnes. Et, la beauté de la chose c’est que le message n’étant pas référencé et la personne ne sachant pas qu’elle l’entend, je vais pouvoir diffuser ce que je veux pendant des semaines ou des mois. Ce sera un peu plus compliqué que ce que je vous raconte et je vais y passer tellement de nuits blanches que mon copilote va me manger la tête à coup de « 1 heure de sommeil en moins sur 10 ans et vous perdrez une année d’espérance de vie » mais je m’en cogne.

Je n’ai pas encore arrêté ce que je vais diffuser, pour perturber utile, dézinguer anar mais j’ai bien envie de commencer par « Seuls les trous de balles sont connectés ». Un bon début.

Après tout, on ne vit qu’une fois.


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