Un dernier espoir

J’ai perdu toute ma famille. Tous morts. Morts ou disparus. Dans le meilleur cas, morts. Comment aurions-nous pu prévoir l’horreur qui venait ? C’était imprévisible. Seuls les cerveaux malades, les cerveaux des bourreaux pouvaient le pressentir. Et encore, pas tous. Je connais des Allemands, des bons nazis qui en 1930 ou 1933 n’auraient jamais cru 1943. Jamais. De bonne foi. Je ne les excuse pas. Je n’ai plus la force pour excuser ou accuser. Aujourd’hui, dans cette prison de la Gestapo de Prinz-Albrecht-Straße, je n’attends rien, rien d’autre que la mort. Dans mon malheur j’ai de la chance, je vais peut-être pouvoir dormir. Une dernière nuit avant que mon gardien, un gros et gras nazi aryen qui n’a pas dû suivre les cours sur la race supérieure, ne vienne me chercher. Une dernière nuit avant que mon gros gardien ne revienne et qu’Hitler m’envoie mourir dans un train ou un camp ou ailleurs. Je pose ma tête sur la planche en bois qui me sert de lit. J’ai roulé en boule mon pantalon. Je suis nu mais j’ai un oreiller. Je vais mourir demain, surement. Mais pour cette nuit, je peux poser ma tête sur mon oreiller et dormir. Peut-être même rêver. Rêver d’un monde meilleur, pour moi, les miens et les autres. Dormir. Rêver. Espérer une nuit encore.

***

J’ouvre les yeux. Je ne suis plus dans ma cellule. Je me sens différent. Je suis dans un couloir. Assis.

– Alors imbécile ! Va me chercher le youtre de la 32. Dépêche-toi abruti. Bon à rien.

Je me lève. Je ne comprends pas. J’ai du mal à marcher. Je regarde d’où vient la voix. Un officier me montre la salle 32 en tendant le bras. Je baisse la tête, par réflexe, persuadé qu’il va me frapper. Il rigole :

– Je ne vais pas te frapper gros abruti. Mais dépêche-toi d’aller me chercher ce youtre.

J’avance vers la cellule 32. J’y entre en panique. J’ai peur. J’ai chaud. J’ai froid. Je voudrais pleurer. Je voudrais m’assoir. J’entre dans la salle et je me vois dormir. Je me vois, c’est moi. C’est moi qui me réveille apeuré. Totalement apeuré, totalement terrorisé. Les yeux encore pleins de sommeil. Mais il y a aussi de l’incompréhension. J’observe mes mains, mes jambes, mon corps. Je suis dans le corps du gros garde. Mais qui est dans mon corps alors ? Le gros garde ? Je ne peux pas y croire. Je rêve encore. Je suis encore dans ma dernière nuit de sommeil, ma dernière nuit d’espoir.

L’officier m’appelle en hurlant :

– Amène ce youpin ici ! Vite. Ou je te fais exécuter.

Ah non, non. Si c’est un rêve, rien n’a d’importance, mais si je ne rêve pas, je ne laisserai pas passer cette chance. Et surtout, je ne me ferai pas exécuter dans la peau d’un nazi. Malgré mon état, ma peur, j’avance vers moi, enfin vers lui, je le prends, je me prends par le bras. Je me prends par le bras et je me soulève du sol. Je pleure. Je pleure en me soulevant du sol. Et mon autre moi, l’autre, celui qui est dans mon corps hurle, il hurle de terreur et d’effroi. L’oberwachtmeister m’intime l’ordre de l’amener. Alors je me traine. Je suis gros mais je suis fort. Je me tire par le bras et je me traine jusqu’au gradé. Le petit bonhomme, car j’étais un petit bonhomme, commence à parler. Il commence à parler et il commence à expliquer qu’il n’est pas le juif, mais qu’il est le garde. Alors je me frappe. Je me frappe de toutes mes forces. Et je hurle :

– Tu vas te taire sale youpin ! Tu vas te taire sale vermine ! Je ne veux plus t’entendre. Tu parleras si on te le demande.

Le gradé est satisfait. Le gradé est content. Le gradé me congratule.

– Ça me fait plaisir de voir qu’enfin tu prends ton travail à cœur. Tu as toujours été trop timoré. Tu n’es pas assez dur. Rappelle-toi ce qu’a dit le Führer. Ton cœur doit être en acier. Pas de place pour la compassion. Pas de compassion pour la vermine.

Je connais ce discours. Je l’ai déjà entendu. Je ne suis pas surpris. Mais le garde lui, il n’a pas l’habitude qu’on le batte quand il parle, qu’on le frappe pour qu’il se taise. Alors il recommence à parler et il tire l’officier par la manche. Il tire fort et il gémit et il dit :

– Oberwachtmeister, c’est moi, c’est…

Je prends sa tête et j’écrase sa tête sur le bureau. Et je demande au gradé :

– Me permettez-vous de donner une correction à ce youpin, oberwachtmeister ?

Il me jauge du regard. Il est surpris. Il a l’air surpris. J’ai peur. Et je n’ai rien à craindre. Ce qui m’arrive est impossible. Personne, jamais, ne pourrait croire ce qui m’arrive. Même si le gros garde pouvait le prouver, s’il pouvait révéler un secret qu’il est seul à connaitre, même s’il pouvait prouver son identité sans le moindre doute, même sans le plus infime doute, personne ne le croirait. Je n’ai pas à avoir peur.

Le gradé me regarde et dit :

– Tu as été à deux doigts de la porte tu sais. Deux doigts de la porte. Trop sensible. Trop mou. Mais tu peux peut-être te racheter aujourd’hui.

– Oui oberwachtmeister, je ferai ce que vous m’ordonnez. Sans férir.

Il me regarde. Il est surpris que je sois aussi dur, aussi sûr de moi, aussi vindicatif. Il est surpris mais il ne se doute de rien.

– Cette vermine a été condamnée à la déportation mais il est déjà trop malade. Il ne sert à rien. Pas la peine de s’embêter à le faire voyager là-bas. Amène-le dans la pièce 57 et dératise la pièce. Nettoie la pièce de toute la vermine. Dévermine proprement et peut-être que tu resteras dans cette division. Exécution.

Le petit garde commence à hurler « Non ! » alors je le frappe encore. Je cherche une matraque. J’ai forcément une matraque. Je la trouve, je la prends et je frappe le petit garde. Je me frappe. Et je ne ressens rien. Rien que du soulagement. Je suis sauvé. Je suis sauvé. Tout ce que j’ai à faire ? Tuer une ordure de la Gestapo. Buter un gestapiste. Tu vas voir gradé, si je suis un mou, un tendre. Tu vas voir si pour vous, mon cœur n’est pas d’acier. Attends voir.

Je me traine dans la salle 57. Je m’y traine. Et le petit juif nazi ne peut pas résister. Il est trop petit. Et je le frappe quand il résiste. Je le traine dans la pièce et sur le chemin un collègue me demande s’il peut m’aider. Il me dit que ça fait mauvais genre d’avoir un juif qui hurle dans les locaux. Je dis « Non ça va aller » mais il frappe quand même le petit juif pour le faire taire. Il le frappe, il lui arrache un pan de sa chemise qu’il lui met dans la bouche de force. Je lui dis merci et il me répond « Pas de quoi, c’est normal entre collègues».

Nous arrivons dans la pièce 57. Ce n’est pas à proprement parler une salle de torture. Mais il y a une baignoire, quelques outils et des fusils. Je ne sais pas comment je dois me tuer. Je suis pris d’un doute. Et si en tuant mon enveloppe physique je mourais. Et si je me tuais, sans savoir. Je pourrais m’aider à m’enfuir. Mais alors je serais complice, complice d’un attentat, d’une atteinte à la sureté de l’état. Si je me sauve, je cours à ma perte. Je n’ai pas le choix. Soit je meurs, soit peut-être que je ne meurs pas. Pour me sauver, pour peut-être ne pas mourir, il me faut juste me tuer.

J’ai subitement envie de pleurer, j’ai envie de chier, j’ai envie de pisser, j’ai envie de vomir. Personne ne s’est jamais tué de cette manière. Impossible. Se suicider c’est une chose, mais s’assassiner. Commettre un meurtre contre soi, ça n’existe pas. Je vais me réveiller. J’en suis certain. Je ferme les yeux, mais le bruit me les fait rouvrir. Le garde cherche à atteindre un des outils, alors dans la panique, je lui donne un coup de matraque, et je l’envoie cogner contre la baignoire. Et alors je me vois, et j’ai envie de me frapper. Moi, le petit juif qui n’a rien vu venir, le petit juif qui a dit à sa mère « que non maman, ce n’est pas la peine de partir aux USA » et je me frappe. Et j’aperçois mon père qui monte dans la voiture de la Gestapo et je me frappe. Et je repense à ma sœur, violée et tuée par des SA. Ma sœur qui m’avait supplié de quitter l’Allemagne. Ma sœur à qui j’avais répondu « Mais ils nous prendront 80% de ce que nous avons. 80% pour partir, c’est le prix à payer. C’est trop. Nous n’aurons plus rien. Comment survivrons-nous ? Il faut rester. » Et je me frappe, fort, encore et encore. Et je me frappe et je pleure en me cognant parce que je m’en veux, je m’en veux de n’avoir pas pu sauver les miens. Mais qui pouvait prévoir, qui pouvait savoir, qui pouvait se douter un instant que l’horreur ferait place à pire encore et encore. Je me tape et je voudrais me prendre dans mes bras, je voudrais me consoler et me dire de ne plus avoir peur, que c’est fini, que maintenant ça va aller mieux et je me frappe. Et quand mon visage n’est plus qu’une bouillie informe, quand mon corps cesse de vivre, je me redresse.


Si vous avez aimé cette nouvelle noire, découvrez les autres Nouvelles Noires pour se Rire du Désespoir