Une fin heureuse à mourir

C’était le jour du « Grand Vote » : le suicide ou le renoncement.

Si l’on avait expliqué à Alex qu’il se retrouverait face à un dilemme de cette nature, il aurait ri, se serait moqué. Plutôt la mort que le renoncement. Un choix ? Une évidence !

Mais c’était avant l’attentat.

Il avait senti le besoin de vivre ce moment avec un proche. Comme toute l’humanité du reste. Si l’on nait, vit et meurt seul, à quel moment a-t-on le plus besoin de la chaleur humaine qu’à l’aube du grand soir.

Alex embrassa Hélène, l’invita à s’assoir. Midi. Ils avaient jusqu’à 20h00 pour voter en ligne.

Et pas moyen de connaitre les résultats avant l’échéance. Internet ne fonctionnait que pour le vote. Toutes les autres applications affichaient une fin de non-recevoir. Le monde n’autorisait que le « Grand Vote». Pas un avion ne volait, pas une voiture ne roulait. Le grand stand-by pour un mercredi qui aurait pu être un jour comme un autre.

– Tu as pris ta décision ? demanda Alex en servant un gin-tonic à Hélène.

Hélène sourit tristement. Et ce sourire, douloureux, représentait tous les sourires de la planète. Plus personne ne aurait sourire pleinement à partir de demain. Chaque sourire se présenterait pour ce qu’il était : incongru dans ce nouveau monde qui se dessinait.

– Oui, j’ai fait mon choix, dit Hélène.

– Irrévocable ?

– Totalement.

Alex la fixa.

– Tu vas voter pour ou contre ?

– Pour.

Bien sûr. Il le savait, ils en avaient déjà discuté. Hélène avait deux enfants. Pour les parents, le choix n’en était presque pas un.

Le « Grand Vote » avait démarré un mois plus tôt, lorsque celui que l’on désignait comme l’Assassin de New York s’était fait sauter en plein Manhattan. Avec une bombe A. De la taille d’une boite d’allumettes.

– Je comprends. Je comprends.

Il comprenait, mais il ne pouvait se résoudre à approuver.

– Tu te rends compte de ce que nous allons abdiquer ?

– Alex, ce n’est pas parce que je vote pour que je le fais aveuglément. Si c’est le prix à payer pour que mes enfants gardent une chance de survie, même médiocre, je vote pour. C’est un cadeau empoisonné, mais que me reste-t-il à leur offrir ?

l’Assassin de New York, dont le monde avait spontanément décidé – avec l’aide de la censure– de taire le nom, de nier l’existence, s’était procuré une bombe atomique au marché noir. Sa folie ne faisait aucun doute, mais dans un monde de 10 milliards d’habitants, on trouve toujours un fou prêt à se faire sauter.

– Peut-être qu’on va trouver une solution ? Peut-être que le contrôle sur ce type de bombe peut être renforcé ?

– Alex, tu ne résoudras pas ton cas de conscience en te mentant. Tu sais très bien qu’avec les progrès de la miniaturisation, n’importe qui peut se procurer une bombe atomique. Enfin pas n’importe qui, mais un nombre incalculable de gens. C’est comme ça, c’est le progrès. Tout est plus puissant, plus petit. Aujourd’hui, on peut faire sauter une ville avec une balle de tennis. Et demain ? Tu sais combien de ces bombes il y a en circulation ?

Alex ne le savait pas, personne ne le savait réellement. Mais le monde avait bien compris que ces bombes représentaient l’équivalent des kalachnikovs du siècle précédent. Pas plus compliquées à obtenir, mais autrement redoutables.

– Le monde ne peut pas vivre avec 1 000 ou 10 000 de ces bombes dans les mains de malades mentaux.

Le bilan des attentats qui avaient émaillé les cinquante dernières années se chiffrait en dizaine de milliers de morts. Le plus meurtrier, le massacre de Nairobi, s’était soldé par 1 700 morts. Mais l’Assassin de New York avait provoqué la mort directe ou indirecte de près d’un million de personnes.

– Je sais. Mais si nous votons pour, c’est terminé. Il n’y aura jamais de retour en arrière. Jamais.

– Je sais.

Il ne pouvait se résoudre à voter pour. C’était presque une coquetterie de sa part, tant le vote semblait joué d’avance. Tous les parents du monde ou presque allaient voter pour, les vieux, ces vieux qui avaient été un cancer du monde moderne, si terrorisés à l’idée de perde le peu de temps qu’il leur restait, allaient voter pour, car ils voteraient toujours pour tout ce qui leur permettait de grappiller une heure ou deux. Une heure ou deux qu’ils passeraient à mariner dans leurs excréments. Certains parents et certains vieux voteraient contre bien sûr, mais en masse à plus de 75%, ils valideraient la proposition.

Que pouvaient les autres, les jeunes, les sans enfants ? Il aurait fallu qu’ils votent tous contre, et encore, mais le contre était loin de faire consensus. Au contraire, même dans cette partie de la population, le pour paraissait devoir l’emporter.

Le vote d’Alex ne changerait rien, il le savait. Il modifierait néanmoins la manière dont lui se considérerait après. Son vote représentait tout ce qui lui restait, son dernier choix, la dernière fois qu’il utiliserait son libre arbitre.

– Je sais, mais je vais voter contre quand même. Je préfère mourir, enfin prendre le risque de mourir que d’accepter ça.

– Ce ne sera pas forcément mal utilisé.

– Tu sais très bien que si. Fatalement, cela se retournera contre nous. Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire où une telle possibilité se soit transformée en opportunité.

– Je ne sais pas, tu exagères tout, tu noircis tout. Ce ne sera déclenché qu’en cas d’urgence.

– Oui et un jour on décidera que l’urgence consiste à empêcher une manifestation, un film ou une vidéo.

Hélène secoua la tête :

– À quand remonte ta dernière manifestation ? Quel film a vraiment secoué le pouvoir en place ? Tu vas perdre quelque chose que plus personne n’utilise, dans le pire des cas.

– Le contrôle mental, enfin tu te rends compte ? Nous allons voter pour que le gouvernement mondial puisse prendre le contrôle de nos cerveaux, merde !

Puisqu’il était impossible d’empêcher la prolifération des armes atomiques de poche, le Govmonde proposait de déployer une technologie récente qui permettait, grâce à un implant, de contrôler le cerveau de chacun. Le contrôle n’était pas infaillible ni total, mais il permettait d’inhiber une folie meurtrière telle celle qui avait mené l’Assassin de New York.

Mais c’était trop tentant pour n’être pas piégé.

– Qui utilisera cette possibilité après ? Imagine un nouveau Hitler, Trump ou Valls. Tu imagines ? Tu crois qu’ils auront des scrupules ? À déclencher le contrôle juste avant une élection, pour nous obliger à baisser la tête, à dire oui, à faire de nous des esclaves ?

Hélène avait l’habitude des sautes d’humeur d’Alex. Elle les acceptait avec tendresse.

– C’est une possibilité, ce n’est pas une certitude. La certitude aujourd’hui, ce sont ces 10 000 bombes. La certitude git dans des litres de sang à New York.

La probabilité de mourir d’un attentat restait faible pourtant, où que l’on habite sur la planète. Même dans les zones sinistrées comme l’Irak. Mais depuis, depuis, tout avait changé. Mourir n’était plus une possibilité lointaine, cela devenait étrangement réel.

Il ne pouvait s’empêcher de trouver que le govmonde avait réagi avec une incroyable rapidité, que tout était arrivé trop vite, trop proprement pour que ce ne soit pas un coup monté, un complot. Mais il n’en savait rien. Il savait juste qu’un million de personnes étaient mortes.

– Mais pourquoi ne pas interdire les armes atomiques plutôt ? insista-t-il.

– Mais parce que c’est trop tard enfin, arrête ! Même si on en fabriquait plus, c’est trop tard. Et le problème se reposerait dans 20 ans, quand on pourra démultiplier la force de la dynamite avec de l’électricité, ou une batterie au lithium, où que sais-je encore. Le progrès ne va pas s’arrêter, ni empêcher les armes d’êtres de plus en plus meurtrières, de plus en plus petites. Il n’y a pas d’autre sortie.

Cette absence d’alternative lui était insupportable. Toute sa vie, il avait lutté contre les choix tout tracés, et à la fin, au moment du grand vote, il n’avait d’autres possibilités que d’abdiquer entre deux mauvaises options.

– Je pourrais ne pas voter.

– Super. Tu te sentirais mieux ?

– Non, pas vraiment.

L’heure tournait. Il leur restait maintenant une heure.

– Qu’est-ce qui nous dit que le vote n’est pas manipulé ?

Il revenait à la charge, comme si leur discussion pouvait changer le sens du monde. S’il trouvait un argument imparable pour convaincre Hélène de voter contre, peut-être que d’autres feraient pareil et, et, et quoi ? Ils auraient alors la possibilité de mourir brulés vifs par les radiations de la prochaine bombe ?

– Rien.

Non rien. Mais il fallait voter maintenant. Ils se connectèrent chacun sur leur compte, s’identifièrent avec rétine, empreinte digitale, vocale, mot de passe.

Pour – la protection mentale pour empêcher un autre grand attentat.

Contre – la protection mentale pour garder tout libre arbitre.

Novlangue toujours, novlangue partout : le contrôle mental avait muté en « protection mentale » ce qui n’augurait rien de bon.

– À quel moment on a merdé, Hélène ? Quand est-ce qu’on a pris la mauvaise route qui nous a menées là ?

Hélène qui venait juste de voter « Pour », dont le cœur brisé lui oppressait la poitrine, dit :

– Tout le temps. On a merdé tout le temps. Tous. Et nous n’avons que ce que nous méritons, toi y compris.


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