Une météo particulière

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Je suis devenu fou un mardi. Un mardi comme un autre. Un mardi comme tous les autres jours d’ailleurs, et c’est peut-être pour ça que je suis devenu fou. Je dis fou parce que la police, les médecins, le juge et les experts qui se sont penchés sur mon cas ont, à l’unanimité moins une voix, tous pensé, jugé que j’étais fou. La seule voix à s’élever contre ce diagnostic était celle d’un des gardiens de la paix qui lui, me considérait « complètement con et abruti ».

Aujourd’hui, je suis guéri, totalement guéri. Mais je peux confirmer que je suis devenu fou ce mardi comme les autres. Je ressens encore cette vague de chaleur irriguer tout mon corps. Quel bonheur ! J’étais libre, enfin libre. Je pouvais réagir comme je le souhaitais profondément, et non pas comme la société ou mon éducation l’avait décidé.

Quelle liberté ! Quelles minutes ! Parce que ma folie n’a pas duré plus de quelques minutes. Je l’ai laissée me gagner et me posséder plus longtemps pour éviter le casier judiciaire. Mais je vous assure que j’étais redevenu normal, totalement, irrémédiablement normal quand les policiers m’ont fait monter dans le panier à salade. Mais avant. Ah, ces quelques minutes.

C’est ma seule séquelle. Le souvenir de ce bonheur. Comme un drogué, exactement comme un drogué, je suis tenté de revivre ce premier moment, cette première rencontre avec une émotion inconnue. Je sais bien que tout comme un drogué, je ne retrouverai jamais l’exacte même sensation. La nouveauté ne frappe qu’une fois. Il y aura certainement encore un peu de plaisir, peut-être être même beaucoup mais plus aussi intense. Alors tant pis, je vais rester normal. Bêtement normal.

Quand tout est trop morose, tout est trop prévisible, il me suffit de me remémorer ce moment unique. Un mardi. Je sais que vous ne comprendrez jamais, parce que ce moment est le mien. Que le vôtre, le déclencheur de votre moment, il vous faudra le trouver. Ce qu’il faut savoir, c’est que je déteste, je hais, j’exècre la météo. Je n’ai jamais compris, et dorénavant, j’en ai la preuve, je ne comprendrai jamais, qu’on puisse évoquer la météo. Qu’on puisse s’y intéresser, en parler et même, pire, sommet de l’inconcevable, mener sa vie en fonction d’elle. Je vis dans un monde régi par la météo. Le petit employé qui évolue entre son salon et son bureau qu’il rejoint en RER, pleure des larmes de sang lorsqu’il apprend qu’il pleut. Dehors. Il pleut dehors et ça va lui faire la journée :
– Oh ! t’as vu, il pleut.

Non, je n’ai pas vu parce que je me fous du temps qu’il fait. Que je ne suis pas un clochard et que tant qu’il ne flotte pas dans le bureau, je m’en cogne.

Plus tard, pas longtemps plus tard :
– T’as vu ce qu’il tombe !

Non, non je n’ai pas vu ce qu’il tombe. Je suis dedans. Je me fous de ce qui se passe dehors !
– Ça ne va jamais s’arrêter, hein.

Si, ça va s’arrêter pour toi, quand je t’aurai défenestré. Mais je ne passe pas à l’acte, car je suis normal. Et je ne le frappe pas non plus lorsqu’il ajoute, avec un petit sourire satisfait :
– On est mieux dedans, hein ? On est mieux dedans que dehors.

Je serais mieux dans ton ventre avec mon poing à t’arracher les entrailles, oui, mais je me fous du temps qu’il fait dehors.

Le petit employé de bureau, comme s’il n’avait pas assez de problèmes, est triste dans son bureau à cause du temps qu’il fait. Quand il pleut, il pleure comme s’il tombait de l’acide sur lui. Et quand il fait beau ? Quand il fait beau, il est triste, car il voudrait tellement être dehors.

– C’est dommage d’être là, enfermé ? Avec le temps qu’il fait dehors.

Ce qui est dommage, c’est d’être enfermé avec un con. Quel que soit le temps. Si ton boulot ne te plait pas, change-le. Pourquoi est-ce le temps qui est triste alors que ce qui est triste, je vais te le dire moi, ce qui est triste, c’est que tu te comportes comme un mouton, un veau. Que tu acceptes toutes les humiliations, chez toi, dans le RER, au taf. Ça, c’est dommage. Mais le temps qu’il fait… Et à quoi bon s’y intéresser puisque tous les climats te rendent morose :
– Beau : on est enfermé.
– La pluie : t’as vu ce qu’il tombe.
– Brumeux : tu t’inquiètes comme dans un épisode de Walking Dead.
– Froid : tu fais « brrrrr » en secouant la tête comme un mauvais acteur de série Z.
– Chaud : tu souffles comme une truie et te plains de tes varices.

Tous mes collègues, de toujours, de toutes les boites, de tous les pays, de tous les âges, m’ont à un moment ou à un autre parlé du temps qu’il fait. Se contrefoutant totalement que jamais, pas une seule fois, de mon existence entière, je n’ai répondu à quelque question que ce soit sur le climat. Jamais.

Et s’il n’y avait que les collègues. Mais la météo semble être le sujet le plus important d’un humain lambda, d’un Occidental moyen, très, très moyen. J’ai souvent l’impression de vivre dans une société d’agriculteurs. S’ils cultivaient des vignes, des tomates, ou élevaient du bétail, je comprendrais. Mais non, l’écrasante majorité des abrutis qui déifient la météo restent dans leur putain de canapé à mater la télé. Ils s’inquiètent d’un évènement qui ne les affecte même pas.

Collègues, famille, amis, relations, tout le monde a un avis sur la météo. Tous souhaitent savoir le temps qu’il a fait, le temps qu’il fait et le temps qu’il fera.

J’avais décidé de prendre sur moi. Les collègues, on s’en moque. Je les méprisais trop pour m’abaisser à les élever. Je les laissais dans leur médiocrité. Mais la famille, les amis. Pas une journée sans que le sujet ne soit abordé.

Je partais en vacances, si je parlais à qui que ce soit au téléphone, la première question était « Il fait quel temps » ? Mais pourquoi, pourquoi me le demander à moi, qui ne supporte pas cette question ? Pourquoi ? Je leur ai dit cent fois, mille fois : « Je me moque du temps qu’il fait » ! Eh bien, quel que soit l’endroit où j’allais, quelle que soit la personne à qui je parlais, la météo venait sur la table. Toujours. À chaque fois. Et ça me rendait fou. Ça me rendait fou jusqu’à ce que je devienne fou. Je leur disais pourtant, poliment au début « Tu sais moi, la météo » puis « Oui, mais le temps qu’il fait, je m’en moque » et « Ça ne m’intéresse pas ». Rien à faire. Le sujet revenait toujours, inlassablement, imperturbablement. Encore et encore : « Il a fait beau ? », « Quel temps il a fait ? », « Oh nous, on a eu quinze jours de pluie ».

Je ne comptais plus les rendez-vous annulés à cause du temps. « Non, on ne va pas sortir, il pleut trop ». Mais, mais, vous trouvez qu’on ne vit pas assez aliénés, qu’on ne se trimballe pas assez de chaînes pour s’en rajouter, s’en remettre d’autres ? Une petite, une toute petite liberté : ne pas dépendre du temps.

Mais non, tout le monde aime se vautrer dans son aliénation et personne n’accepte que je n’y participe pas. Pourtant j’ai lutté. Jamais ou quasiment jamais, je n’ai répondu à aucune question sur le sujet, je n’ai jamais demandé le temps à personne ou presque. Mais non, ce n’était pas assez. Collègues, amis, famille et commerçants.

Ce sont les commerçants qui m’ont perdu. Les attaques venaient de partout. Impossible d’acheter une baguette ou un rôti sans entendre une banalité. Pas pensable de se réapprovisionner en pinard, si on n’acquiesce pas au « Y’a plus de saisons ! » rituel. Si, il y a des saisons connard, sinon ton raisin serait foutu et tu vendrais de l’eau minérale. Le problème, ce ne sont pas les saisons : de tout temps, il a fait froid, chaud, pas forcément aux moments les plus attendus. Le problème, c’est vous. Vous les abrutis qui oubliez que non, un hiver ça n’a jamais été quatre-vingt-dix jours de neige, pas plus qu’un été n’est quatre-vingt-dix jours sans pluie. C’est vous, bordel, qui passez votre vie à regarder la météo qui n’êtes même pas foutus de vous souvenir de ce que vous vénérez. Je crois que c’est ça qui m’a perdu.

Je faisais la queue dans une boulangerie assez courue. Beaucoup de monde, beaucoup de monde à attendre pour acheter son pain, sa brioche, sa galette. Je patiente. Je ne pense à rien. Je ne pense à rien parce que sinon je penserais à ma femme qui vient de me quitter. À cause de mon caractère. Alors je patiente et j’écoute.
– Une baguette, s’il vous plait
– Et voilà, une baguette bien fraîche. Fraîche comme le temps, ha, ha, ha !
– Oh ! ne m’en parlez pas.

Je ne dis rien, j’écoute et je ne pense pas. Parce que sinon je penserais à mon boulot et à mon chef qui vient de me mettre à pied. À cause de ma manière d’envoyer paître tous mes collègues.
– Une galette.
– Et une galette bien chaude. Ça vous réchauffera.
– Avec ce temps, ça ne fera pas de mal.

Je ne dis rien, j’écoute. Et je voudrais ne pas penser. Ne pas penser à mon meilleur ami qui s’est tué, sur une route verglacée, un jour d’été.
– Trois croissants, s’il vous plait.
– Vous avez vu, ils annoncent le même temps. Pour toute la semaine. On en a jusqu’à mardi prochain, ils ont dit.

Finalement, écouter c’est pire, ça me donne envie de frapper cette femme stupide. Cette femme qui bégaye tous les jours « Ils se trompent tout le temps ». Cette femme stupide à qui on a déjà expliqué cent fois que personne sur terre ne peut prévoir le temps à quinze jours, personne, jamais. Cette femme stupide, qui préfère croire aux mensonges qu’à la vérité. Je ne pense pas et j’écoute.

Mon tour arrive. Je ne sais plus ce que je veux. Je ne sais plus à quoi j’ai droit. Je sors de chez le médecin. Le médecin qui m’a indiqué que j’avais un cancer de l’estomac. Pas très grave, il a dit. Il a aussi ajouté : « Mais avec l’estomac… » Je commande sans réfléchir :
– Une baguette tradition, s’il vous plait.

Et elle me répond.
– Une bonne baguette bien fraîche. Comme le temps hein. D’ailleurs vous qui voyagez beaucoup, vous revenez pas du Maroc ?
Je n’écoute pas, je ne pense pas. Je voudrais tellement qu’elle ne me dise pas « Vous auriez pu nous ramener le soleil dans vos valises ». Plus personne, jamais, ne devrait dire une phrase pareille.
– Si, du Maroc.
– Vous auriez pu nous ramener le soleil dans vos valises.

Je ne suis pas médecin, je ne saurais pas expliquer le pourquoi exact. En le retraçant, je me rends bien compte d’ailleurs que non, ça ne colle pas, l’enchainement n’a rien de logique. Mais sa phrase m’a fait vriller.

– Non, j’ai pas le soleil, mais j’ai la lune sur moi.

Interloquée, elle a souri, un peu inquiète tout de même et elle a répété :
– La lune ?

J’ai baissé mon froc et je me suis tourné et lui ai montré mon trou du cul en gueulant : « Tu la vois la lune, elle te plait la lune, elle est assez chaude la lune ». Les gens quittaient la boulangerie, mais il y avait tellement de monde, qu’ils se bousculaient, se bloquaient. Je me suis retourné, j’ai pris mon sexe et j’ai commencé à uriner.

– J’ai pas le soleil, mais j’ai de la pluie sur moi.

J’ai pissé en tournant sur moi-même. Je rigolais. Et les gens hurlaient. J’aurais jeté de l’acide sulfurique qu’ils n’auraient pas eu plus peur. Je n’ai pas souvenir d’avoir autant pissé de ma vie. Je pissais, encore et encore en rigolant. Le patron et ses apprentis sont sortis. Ils voulaient me casser la gueule mais le jet me protégeait.

Du moment où la source s’est tarie, ma situation physique s’est compliquée, mais le fait d’être nu les inquiétait. Ils craignaient de me toucher le sexe, alors ils n’osaient pas y aller trop fort. Ils prenaient des précautions.

C’était il y a six mois. Six mois de repos. Dans un institut spécialisé. Pour les gens comme moi. Six mois à entendre ces connasses d’infirmières me proposer d’aller faire un tour dans le parc « parce qu’il fait beau ce matin ».

Mais aujourd’hui, je vais bien, je vais mieux. Je suis guéri. J’ai repris mes habitudes. Normalement.

J’attends. J’attends dans la queue d’une boulangerie. Il y a beaucoup de monde. Ils parlent tous du temps. Il fait très chaud, disent-ils. On n’a jamais connu ça, rajoutent-ils. Je m’en moque parce que je suis guéri et parce que j’ai de quoi refroidir la température. J’ai sur moi de quoi glacer l’atmosphère. La boulangère me demande ce que je veux :
– Une baguette, s’il vous plait.
– Bien fraîche, mais pas trop chaude, elle me dit. Avec le temps qu’on a hein.

Je suis normal. Tout va bien. Je lui souris :
– Vous souffrez trop des variations de température. Rassurez-vous, j’ai un remède.


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