Une soirée mémorable | Nouvelle Noire

Voici la quarante-cinquième “Nouvelle noire pour se rire du désespoir“. N’avons-nous pas tout vécu ce moment où le plaisir est si intense qu’on voudrait qu’il dure toujours, qu’il devienne le nouvel étalon de notre vie? Pour la saison 3 des nouvelles noires, j’essaye d’alterner nouvelle drôle, loufoque et nouvelle plus triste, voir carrément déprimante. Je vous laisse découvrir ce qu’il en est pour celle-ci. 

Julien Dupontel passait la meilleure soirée de sa vie. D’aussi loin qu’il se souvienne, il n’avait jamais autant ri. Ah les barres de rire avec Albert, Gilles, Gaspard et Benoit. Il y a des moments où tout s’emboite, tout se met en place. Où Albert, le rigolo de la bande semble avoir renouvelé tout son stock de vannes, où Gilles, dont tout le monde se moque habituellement, absorbe avec humour les piques et les renvoie démultipliées, où Gaspard, le modérateur, joue son rôle avec une énergie communicative tandis que Benoît, le sniper, lâche ses traits avec une précision, un sens de la mesure que ne renieraient pas les Marx Brothers. Et Julien, bien sûr, Julien qui est toujours trop occupé pour prendre le temps d’apprécier vraiment ses moments, Julien qui a décidé, ce soir, exceptionnellement que « ça suffisait, si on ne peut plus passer une soirée entre potes, y-a plus qu’à se flinguer hein ».

Depuis vingt ans, Julien a tout sacrifié pour d’autres que lui. Non, c’est inexact : il aime travailler. Il adore ça. Julien est un drogué de travail. Son entreprise de maçonnerie prospère et cela fait bien dix ans qu’il aurait pu lever le pied pour profiter de ses proches. Mais Julien, comme la plupart d’entre nous, ne sait que répéter éternellement les mêmes schémas, les mêmes gestes : pour le meilleur parfois, au début, pour le pire le plus souvent sur la longueur. Julien, lorsqu’il se détend, entend une voix derrière la tête qui lui lance : « tu devrais bosser, pense à l’avenir du petit ». Et lorsqu’il travaille, comme une brute il faut le reconnaitre, la même voix, avec une intonation différente lui murmure : « ton fils grandit vite, et tu n’es pas près de lui ». Depuis vingt, il subit cette voix schizophrène qui rabâche inutilement des dialogues culpabilisants.

Aussi, cette soirée, que Julien vit sans aucune pression, sans stress ni obligation, avec le désir et le plaisir sincère de s’amuser fait-elle figure d’oasis dans un monde de contraintes, de remords et de regrets. Julien se marre et il aime ça. Julien se laisse un peu aller et la joie qu’il en retire le fait s’interroger, comme souvent « Pourquoi s’impose-t-il cette vie ? Pourquoi ces contraintes ? » Entre deux éclats de rire, il songe « Je suis riche, mon avenir et celui de mon fils sont assurés, pourquoi est-ce que je continue à courir, à m’éloigner des miens ». Alors qu’il essuie ses larmes de rire, il pense que « La vie ça devrait être ça, passer des bons moments avec les siens ».

Julien ne parvient pas se souvenir de la dernière fois qu’il a savouré un repas avec sa femme et son fils, avec ce fils qu’il chérit tant. Julien a toujours fait passer Fabien en premier. En oubliant de lui consacrer du temps.

Alors qu’Albert explique comment il a fini dans le lit d’un transsexuel sud-africain sourd muet un soir de beuverie et à quel point le langage des signes peut se révéler universel, Julien rit encore mais avec un peu de nostalgie. Gaspard pose la main sur son épaule : « Laisse-toi aller mon pote, c’est pas souvent, profite ». Julien rigole, « Oui, tu as raison ». Quelle soirée ! Quelle belle soirée ! Si l’on pouvait se souvenir de sa vie, de ces instants comme l’on se rappelle des films, les noter, peut-être que Julien mettrait un neuf virgule neuf sur dix et propulserait ce moment dans son panthéon personnel. Benoît lâche vanne sur vanne tant l’histoire d’Albert, la manière dont il la raconte, s’y prête et, comme au cinéma, Julien n’entend pas toutes les répliques parce qu’ils rient tous trop fort.

« C’est le premier jour du reste de ma vie » pense Julien. À partir de maintenant, je vais me consacrer plus aux miens, et à ce type de moment. Julien évoluait dans un état second, souvent provoqué par l’afflux de sang au cerveau lorsque l’on rit trop. Il se sentait comme drogué. Sa promesse était sincère mais qui pourrait dire ce qu’il en restera demain ? Tout à sa joie, à son avenir, Julien mit du temps à attendre son téléphone mobile. Il prit l’appareil dans sa main droite, toujours hoquetant de rire. Gilles lui prit l’appareil des mains. « Avant même l’invention du portable, tu étais déjà rivé à tes responsabilités. Tu ne veux pas décrocher ? Pour une soirée. Juste une soirée » ? Avant qu’il n’ait pu répondre, Albert embrayait sur une des premières mésaventures de Julien avec ses trois portables. À la toute fin des années quatre-vingt-dix. Gilles reposa le portable sur la table et Julien, tout à la mauvaise foi d’Albert, continua à se défendre « Oui j’avais trois portables, car j’en avais besoin pour le travail messieurs ».

Ce repas arrosé dura jusque tard dans la nuit. La quantité d’alcool ingurgitée, importante, n’altéra pas la qualité des rires. Aucune acrimonie, aigreur. Pas de vieilles rancœurs, d’histoires de jalousie recuites. Que le plaisir d’être ensemble. L’alcool démultipliait parfois les rires, les émotions et les quatre amis finirent la soirée avec des visages d’enterrements : ils avaient tellement ri, pleuré, transpiré qu’ils étaient totalement épuisés. Epuisés mais satisfaits. Heureux même.

Puisqu’il faut bien se quitter, chacun, vers cinq heures du matin, reprit ses affaires. En attendant qui le taxi, qui l’Uber, ils se promirent de se revoir très vite. Pas possible de ne pas « remettre ça rapidement ». Ils souriaient bêtement en s’embrassant. Installé dans le taxi, Julien se remémorait les meilleurs moments de la soirée et se projetait dans l’avenir. Toute sa vie future ressemblerait à cette soirée, convoierait insouciance et légèreté. Il se déhancha un peu pour prendre son portable qui le gênait dans la poche arrière de son pantalon. Le SMS de tout à l’heure lui revint et les vieilles habitudes ayant la peau dure il regarda son téléphone. Un SMS de Fabien. « Ah, mon fils. Rien de grave au moins » pense Julien en constatant que le SMS a été envoyé depuis trois heures mais dans le même instant il se gronde « On a dit plus d’angoisse, de la légèreté ». C’est dans cet état d’esprit qu’il découvre le message de son fils : « Je vais me pendre papa. Je t’aime ».


Si vous avez aimé cette nouvelle noire, découvrez les autres Nouvelles Noires pour se Rire du Désespoir