Chapitre 12 | Un rail de sécurité

Sept mois après l’ouverture du Trocard, je fonctionnais en pilotage automatique : lever, douche, café, direction le resto, un rail avant le service, bière, ricard, vodka pendant le service, retour à l’appart, sieste, retour au Trocard, ligne avant le service, vodka sur vodka pendant le service, fiesta, vodka et coke après le service. J’étais devenu le Jean-Luc Delarue de la restauration. Et j’avais des sosies parce que Franck en prenait encore plus que moi. Même Seb qui avait toujours refusé, venait d’accepter sa première ligne.

Sylvie et Clément étaient des fantômes dans ma vie, comme j’en étais un dans la leur. Sylvie avait baissé les bras et semblait attendre un déclencheur quelconque, un déclic qui me ferait sortir de ce cycle infernal. Mais le resto était plein tout le temps et j’étais en surchauffe permanente. Je prenais de plus en plus souvent dans la caisse pour payer la coke, les fiestas. Je passais des super soirées avec tout la clique mais je finissais de plus en plus souvent totalement cramé et de plus en plus agressif. J’avais envoyé chier à peu près tous mes potes, plus ou moins gentiment, et je m’étais même battu avec Franck. Franck et moi, ç’avait toujours été une histoire compliquée : meilleurs amis, meilleurs ennemis mais je pensais qu’on se calmerait avec un projet commun. Sauf qu’on ne se calmait pas, on couvait. On couvait les emmerdes.

Blédard repassait pour manger assez régulièrement. Toujours très classe, très propre. Prenant toujours un verre, jamais plus de trois. Je cherchais l’arnaque, j’attendais le moment où il me taperait de la thune, ou me prendrait à part pour me demander « un service que je ne pourrais pas refuser » mais rien.

Monsieur Gerbaulet aussi était revenu. Je n’étais pas le premier à l’avoir traité de vieil alcoolique. Il ne parlait plus de la manière dont je gérais le bar, même si je le voyais parfois secouer la tête lorsque je prenais de l’argent trop ostensiblement. Il passait prendre un verre tous les week-ends et parfois en semaine. Je n’avais plus besoin de lui et j’avoue que sa présence me pesait. Je l’aimais bien mais je préférais le temps où j’allais à sa rencontre plutôt que l’inverse. Surtout que ses prévisions commençaient à se réaliser. Notre relation s’en ressentait.

Ma comptable m’avait appelé un lendemain de grosse soirée. Un jeudi particulièrement arrosé. J’avais ouvert les yeux péniblement, Sylvie me demandant ce que j’avais encore foutu. En me découvrant dans la glace, la réponse était claire : n’importe quoi. J’avais un cocard, des traces de griffure et une croûte sur le pif. J’avais appris un peu plus tard que j’avais choppé la croûte en jonglant avec des petits verres à shot. L’un d’eux s’était cassé en me tombant sur le tarin. Le cocard, Franck me l’avait collé après que je l’ai traité d’enculé et les griffures venaient d’un rosier dans lequel j’étais tombé en rentrant. Pas le jour idéal pour fouiner dans des bilans comptables mais la comptable insistait :

– Ecoutez, ça ne va plus du tout là. Il n’y a rien qui tombe juste. Vous ne mettez pas assez d’argent à la banque. On ne va pas pouvoir tout payer.
– Ne vous inquiétez pas, je vais lever le pied, faire attention et ça devrait rouler.
– Mais comment ? On doit cinq mille euros de TVA et on ne les a pas.

Merde. Cinq Mille euros.

– Pas grave, je vais faire attention et on va vite remonter la pente.
– Si vous n’arrêtez pas tout de suite, je vous le dis, ça ne va pas rouler très longtemps.

J’ai essayé pourtant, j’ai vraiment essayé de faire attention, de moins prendre dans la caisse, de moins picoler, de limiter la coke, mais le mois suivant, la comptable me rappelait :

– Vous devez maintenant six mille cinq cent euros de TVA, à payer d’ici quinze jours. Si vous n’avez pas régularisé d’ici là, on va se prendre une amende. En attendant pire.
– OK, ok. Il faut que je mette combien ?
– Mais il faut que vous mettiez tout ce qui rentre dans la caisse à la banque. Arrêtez de mélanger la caisse avec votre poche.

Sauf que c’était pile le mois où on a eu une grosse baisse de régime. Le midi passait encore mais le soir, la recette a chuté de mille euros à cinq cent. Moitié moins de client. Les habitués m’expliquaient que l’ambiance se dégradait et que manger son velouté de saint jacques entouré de gens qui s’insultaient, braillaient ou picolaient comme des porcs, ça diminuait le plaisir. Le fait que j’ai envoyé chier plusieurs clients des soirs où on était tous trop cramés pour bosser n’aidait pas. Alors j’ai vraiment calmé le jeu, j’ai pris peur. Interdiction de coke, moins de picole et plus d’insulte ou de musique à fond pendant les repas. Mais ça n’a pas suffi, ou ça arrivait trop tard. Les clients revenaient petit à petit mais pas assez vite, ni assez nombreux. Et le dilemme est arrivé lorsque la comptable a lancé :

– On ne peut pas tout payer. C’est TVA ou votre prêt et les salaires. Mais tout, ça ne passera pas.
– Comment ça, ça ne passera pas ?
– Mais ça fait deux mois que je vous explique qu’il n’y a plus d’argent, que vous prenez trop dans la caisse !
– Oui mais je ne pensais pas que c’était si grave.
– Mais il vous faut quoi ? On devait cinq mille euros de TVA, puis six mille euros et maintenant sept mille et il faut payer demain. Il n’y aura plus assez pour le reste.
– Et si on ne paye pas la TVA ?
– Alors vous aurez 10% d’amende et on passera à sept mille sept cent et si vous continuez à ne pas payer, on devra neuf mille le mois prochain.
– Merde.
– Le plus simple, ça me parait de ne pas payer le remboursement du prêt ce mois-ci, trouver quatre ou cinq mille de liquidité pour gagner du temps et payer TVA plus salaire.

Ne pas payer Franco ? Ça ne me paraissait pas une option viable. Mais à ce stade…

– Tu veux un peu plus de temps pour payer ?

Son sourire mielleux me soulevait le cœur. Sa grosse carcasse tremblotait de plaisir et il ne faisait rien pour le cacher.

– Oui, j’ai un petit souci avec la banque et la TVA mais rien de grave.
– Rien de grave, tu es sûr ? Parce que j’entends de drôles de choses sur ton établissement.
– Ah ?
– Oui, que c’est un repère de drogués. Qu’on y sniffe de la coke dans les cuisines. Mais en mode Diner-spectacle avec les cuisines ouvertes sur la salle, faut le faire.

C’est vrai qu’un soir, on s’était un peu lâché : Franck et moi, on se faisait rail sur rail sur le plan de travail, quasiment devant les clients.

– Si tu continues comme ça, je vois mal comment tu pourras me rembourser la suite. Vingt-et-un mille sur soixante mille euros, on n’est pas au bout et tu demandes déjà une rallonge ?
– Juste ce mois-ci. Juste décaler d’un mois les remboursements. Deux peut-être.
– Un ou deux ?

Ses yeux de fouines ne me lâchaient pas et il y avait du défi dans sa voix, genre « trompe-toi et tu le payeras cher ». Comme je ne voulais pas retourner le voir le mois suivant, j’ai annoncé deux.

– Deux mois de délai, a-t-il répété.

Il a fait semblant de réfléchir et a annoncé, grand seigneur :

– Accordé. Je décale tout de deux mois. Mais j’ajoute aussi deux mois de remboursement.
– Mais, ça fait six mille euros.
– Tu préfères qu’on solde nos comptes maintenant ?

Six mille euros de pénalités, même un banquier n’aurait pas été plus malhonnête. Mais je n’avais aucune prise, aucun autre choix qu’accepter.

– Va pour les six mille euros alors. Merci.
– Vous finissez toujours par dire merci.

Sauf que le mois suivant, on entrait dans l’été, et comme je n’avais pas de terrasse, mon chiffre a encore baissé. Je me retrouvais au milieu de l’été en banqueroute. Salaires ou Franco, je devais encore choisir. J’ai tenté d’en toucher deux mots à Franck et Seb mais ça ne les intéressait pas des masses de bosser à l’œil.

– Pardon ? Tu te fous de la gueule de qui, là ? Je bosse cinquante heures par semaine ou plus dans ta cuisine et je devrais le faire gratos ? Mais t’as vu jouer ça où ?
– Je te demande ça comme un service. Juste un mois. Je te payerai double le mois prochain.
– Service mon cul. La bouffe, la cuisine, je gère. Le reste, c’est ton problème.

Seb était plus mesuré mais le fond était le même et depuis qu’il avait mis le nez dans la coke, il était pire que nous.

– Comment je m’achète mes doses sans salaire ? Tu me proposes de sniffer de la farine coupée au safran, c’est ça ? Si on va par là, je vois pas pourquoi je continuerais à bosser ici. C’était bath mais si tu payes plus…

J’étais coincé. Ma mère n’avait plus aucune liquidité et semblait attendre la mort. Mort qui m’aurait bien arrangé mais je rougissais de honte rien qu’à le penser. Sylvie bouillait de rage et refusait de demander un centime à ses parents pour fournir un alcoolique drogué. Le banquier avait déjà refusé trois fois des avances ou des découverts plus importants.

Je ne pouvais pas me planquer mais c’était pourtant ce que je souhaitais. Disparaître. Me cacher pour que les problèmes se règlent d’eux-mêmes. Mais les problèmes sont arrivés un lundi midi, peu après le service. Deux géants sont entrés dans le resto pendant qu’on nettoyait. Un géant blanc et un géant noir. Ils se ressemblaient vachement. Le géant noir a dit :

– Paraît que tu ne payes pas tes factures ?

Le géant blanc a ajouté :

– En tous cas pas les bonnes.

J’ai tout de suite identifié des sbires de Franco.

– Ecoutez les gars, c’est la banque qui a bloqué le paiement, c’est pas moi. Mais je peux donner la moitié en liquide.

Le noir m’a regardé :

– En liquide ? Tu veux dire avec ton sang ?

Il n’avait pas l’air de plaisanter, mais j’ai ri bêtement quand même :

– J’avais plus pensé à du cash.
– Ah, ce liquide-là. Ben aboule, c’est trois mille euros.
– Mais j’ai que mille cinq cent là.
– On parle pas de la même moitié alors. Mais on repassera demain, a ajouté le blanc.

Je pensais qu’ils allaient me frapper mais non. Ils sont repartis sans rien dire. Vu leur dégaine, ils n’avaient même pas besoin de frapper pour être menaçants. J’avais vingt-quatre heures pour trouver mille cinq cent euros. Ou mille euros si je prenais la recette de la journée.

 J’ai pris la recette de la journée et alors que je partais voir ma mère, Blédard est apparu. C’était son truc : apparaitre avec l’attirail sourire discret, élégance, discrétion.

– Bonjour Olivier. Trop tard pour un petit digestif ?

J’avais trois heures pour faire l’aller-retour jusqu’à Nanterre. Je pouvais prendre le temps de payer un verre à Blédard. Ça me détendrait.

– Pas du tout. Cognac ?
– Un cognac, ce sera parfait.

Je l’ai servi. Il a fait tournoyer le liquide lentement, l’a humé, goûté, reposé.

– Vous privatisez votre restaurant Olivier ?
– Pardon ?
– Dimanche prochain, j’aimerais privatiser votre restaurant.
– C’est-à-dire ?
– Ce serait une soirée privée.
– Je, oui bien sûr. Il faut que je demande à Seb et Franck s’ils peuvent venir parce qu’ils ne bossent pas le dimanche…
– Je n’aurais besoin de personne. Juste les clefs. Je vous rendrai le restaurant impeccable bien sûr.
– Bien sûr.
– Pour le prix…

Bordel, je pouvais peut-être récupérer un peu de thune. Me sortir de la mouise dans laquelle j’étais. Ce type tombait décidément toujours à point. Je me lançais :

– Que penseriez-vous de mille euros ?

Il y a eu un voile dans ses yeux. Pas vraiment de la déception non, plutôt de l’agacement. Le sourire n’a pas disparu pour autant.

– Bien sûr Olivier. Si cela vous parait une offre correcte, honnête, compte tenu de nos relations, de notre historique, alors va pour mille euros.

Je venais de me faire blédardiser. Evidemment que je ne pouvais pas lui refuser. Et gratuitement qui plus est.

– Je plaisantais. Pour vous mon restaurant est gratuit.

Je fouillai dans le tiroir et lui donnais un double de toutes les clefs.

– Comme ça vous venez quand vous voulez. Et je pourrais aussi vous montrer comment ça marche.
– Je me débrouillerai. Merci Olivier. J’apprécie à sa juste valeur.

Il a vidé son verre, pris les clefs, m’a serré la main. Sa dernière phrase me laissait mal à l’aise. Il me manquait toujours mille euros et il me restait deux heures trente pour aller à Nanterre. Ma mère avait pris dix ans. Avec mes histoires de thune, je n’avais pas eu le temps de trop m’occuper d’elle. Elle a souri en ouvrant mais le cœur n’y était pas.

– Tu vas bien, m’man ?
– Je fais ce que je peux, dit-elle les yeux brillants.

Elle a fait une pause puis elle ajouté :

– J’arrive à passer presque quinze minutes sans pleurer.

Et elle se mit à pleurer.

– C’est tellement vide sans lui.

Habitude ou manque réel, je n’aurais pas su dire. Je n’avais jamais vraiment cerné leur relation.

– Je suis désolé de te déranger.
– Non, non, je suis contente de te voir. Tu veux boire quelque chose ?
– Un café, ça ira.

Trois minutes plus tard, elle revenait avec un café et des spéculos.

– Merci. Voilà, j’ai un petit problème avec le resto et j’aurais besoin de deux mille euros, tu crois que tu pourrais me les avancer ?

Elle a un peu cillé mais.

– Deux mille euros, oui, je dois pouvoir mais ce seront les derniers, après il ne restera plus que la maison. Je n’ai plus rien.
– Ah
– Le traitement de ton père a tout mangé.
– Mais tu n’as pas de dettes ?
– Non, aucune dette heureusement, mais il va me rester ma petite retraite et la pension de réversion de ton père. Je ne serai pas dans la misère, mais je n’ai plus de réserve.

J’avais tellement d’emmerdes d’argent moi-même que je n’arrivais pas à m’inquiéter pour elle. Une retraite ou une retraite et demie, ça devrait suffire non ? Et c’était quoi ce traitement de merde qui avait mangé tout notre héritage ? Et la sécu alors ? Quel besoin mon père avait eu de claquer tout notre fric. J’avais des bouffées de colère. Je me retrouvais dans la merde parce que mon père avait voulu vivre quoi, un mois de plus, six semaines. La belle affaire. Il était cané maintenant, cané. Ma mère a vu passer la colère dans mon regard ; je m’étais un peu oublié. La fatigue, la drogue et l’alcool sûrement.

– Ça va ? Tu me regardes bizarrement.
– Je suis fatigué, c’est tout. Et avec les problèmes du resto, je m’inquiète un peu, mais ça va aller.
– C’est sérieux tes problèmes d’argent ?
– Suffisamment pour que je te demande, oui. J’ai emprunté à la mauvaise personne et si je ne rembourse pas rapidement…

Je pensais l’affoler un peu, mais pas trop pour qu’elle lâche plus facilement.

– Je pourrais vendre la maison mais j’y ai tellement de souvenirs…

Et elle est repartie à pleurer.

– Non, garde-là.

Et je glissais :

– Mais c’est vrai qu’elle est grande cette maison.

Tu m’étonnais ! 160 m2 en plein cœur de Nanterre. Ah, le pater avait le sens du business avant que le cancer ne lui mange la tête. Cette baraque devait valoir dans les sept cent cinquante mille euros. Si ma mère la vendait, je pourrais me sortir de mes emmerdes. Mais d’abord, prendre les deux mille et réfléchir à ça plus tard. J’allais à la banque avec ma mère et la laissait rentrer seule, prétextant le service du soir.

La suite

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