Chapitre 7 | Blédard

Problème numéro un, obtenir un compte professionnel à la banque qui m’avait refusé le crédit.

– Monsieur Pécherot, quel plaisir de vous voir !

Et moi donc. Le sourire est revenu, et j’ai beau avoir des raisons de lui en vouloir, ça me rassure, limite ça me fait plaisir.

– Je voulais qu’on se revoit pour ouvrir le compte professionnel.
– Ah ? L’affaire se fait ?
– Oui, avec quinze jours de retard mais elle se fait.

Sourire au carré et bave aux lèvres.

– Eh bien, je tiens à vous féliciter et à vous rappeler combien la BNTP est heureuse de vous accompagner.

Il ne manquait pas d’air quand même. Il a continué pendant deux, trois minutes et on aurait pu croire que l’argent sortait directement de sa poche. Belle pirouette.

– Merci.

Le pire, c’est qu’à ce moment, j’étais sincère. Je ne suis pas du genre rancunier. Il me faisait des courbettes, ce serait plus simple pour la suite alors tant mieux.

– Je viens pour ouvrir le compte de la société.
– Mais bien sûr.

Courbettes à tous les étages.

– Dans un premier temps, je vais vous demander : les statuts, l’annonce du journal officiel, l’immatriculation au registre du commerce, une copie de votre carte d’identité.

De quoi il me parlait ? Statuts, journal officiel ? Je venais créer un compte pas racheter la banque de France.

– Heu, attendez monsieur, je, je ne suis pas sûr de tout comprendre. Les statuts ?

Il m’a dévisagé, ambiance grand médecin qui jette un regard gêné sur ce patient qui lui demande si cette ablation du poumon est un bon ou un mauvais présage.

– Il me faut les statuts de la société.
– Les statuts ? Je, je suis désolé, je ne comprends pas.

Mon triomphe n’avait pas duré longtemps, trois questions plus tard, j’étais redevenu l’élève et lui le professeur. Et le prof n’avait visiblement aucune patience avec les élèves un peu lents. Je ne comprenais rien de ce qu’il me racontait et ça se voyait.

– Ecoutez, je ne peux pas vous ouvrir un compte si vous n’avez pas de statuts. Vous devez définir le type de votre entreprise : EI, SARL, EURL, SA ou auto entrepreneur.
– Mais je ne suis pas juriste moi, je suis serveur, je n’ai aucune idée de ce dont vous me parlez.

Il a levé les yeux au ciel, et à ce moment la rancune est revenue et j’aurais bien levé une main pour lui mettre dans la gueule.

– Prenez un comptable ou un expert-comptable. De toutes manières, vous en aurez besoin pour faire vos comptes après. Lui saura vous conseiller. Vous serez combien d’associés ?
– Trois.
– Qui sera le gérant ?

Ça, je connaissais, je pouvais répondre.

– Moi.
– Majoritaire ou minoritaire ?
– Majoritaire, je crois.
– Bien, alors vous choisissez les statuts avec un comptable ou un avocat et tout ira bien.

Tout ira bien ? Ce con était sérieux ?

– Ensuite, ensuite seulement, vous faites la création d’entreprise auprès de la CCI. Via le CFE parce c’est plus simple.
– La CCI ? Le CFE ?
– Chambre de commerce et d’industrie et Centre de formalité des entreprises. Ensuite, vous publiez l’annonce au JO et vous revenez me voir. Vous trouverez tout sur internet, c’est très simple.

Simple, mais il vivait dans quel monde pour me sortir que c’était simple ? Et il appelait ça m’accompagner… Je suis ressorti lessivé, inquiet et en colère. Contre moi. Je ne pigeais rien, je n’avançais pas et quand je faisais un pas, il me coûtait dix mille euros minimum. Avocat, comptable, j’allais encore devoir sortir des thunes. Monsieur Gerbaulet pouvait sûrement m’aider mais il faudrait le casquer lui aussi.

Je l’avais retrouvé au bistrot. Un jeudi soir. Pas le meilleur soir. Il fait toujours plus soif le jeudi soir. Et pour un monsieur Gerbaulet, le « plus soif » pouvait nous entraîner dans l’épique. Le jeudi, Gerbaulet avait des accents à la Depardieu.

– Tes histoires de statuts, j’ai bien des notions mais rien d’utile et encore, ça date. Je ne peux pas t’aider là, ajouta-t-il en vidant sa deuxième bière en dix minutes.
– Vous ne connaissez personne qui saurait ? Qui pourrait ? Pas trop cher, je veux dire.
– Oui j’avais compris mon petit. Si t’étais riche à millions, tu ne t’adresserais pas à un petit comptable alcoolique à deux doigts de la retraite pour monter ta boite. Je suis alcoolique, pas débile.
– Ce n’est pas ce que je voulais dire.
– Je ne sais pas ce que tu voulais dire mais je sais encore ce que tu as dit. Mais te frappe pas, je m’en moque.

Il a réfléchi un peu. Un peu, c’est le temps d’un demi chez lui.

– Y-a bien un avocat, mais on ne peut pas dire que ce soit une bonne idée.

Il a refait une pause, a réfléchi un autre demi.

– Non, va sur ton internet et cherche « avocat société », ce sera mieux.
– Dites-moi au moins, je verrai.
– Non, je te connais, t’es un fainéant.
– Mais…
– Mais rien du tout. Si t’étais pas fainéant et sans thune, t’aurais trouvé mieux que moi. Mais comme tu m’as, tu cherches pas mieux. T’es un feignasse.
– Mais c’est important.
– Oui, c’est pour ça qu’il est important que tu ailles voir un avocat normal plutôt que Blédard.
– Blédard ?
– Merde ! Je l’ai dit là ?

Il a vidé une autre bière de surprise.

– Bon, il a surtout plaidé sur des affaires d’illégaux, de sans-papiers maghrébins. Pour leur éviter de rentrer au bled.
– Et pourquoi c’est une mauvaise idée ?

Il a levé sa sixième bière, et j’en venais à me demander s’il n’avait pas un deal avec le patron qui le resservait plus vite que la lumière.

– C’est un bon. Un très bon. Mais il est totalement imprévisible.
– Et d’où vous le connaissez ? Vous n’êtes ni maghrébin, ni sans-papier.
– T’occupe pas de savoir d’où je le connais. Je te dis juste de te méfier de lui. Au début, il est toujours tout sucre et miel et un jour, sans que tu saches pourquoi, il vrille.

Ça ne m’aidait pas des masses, mais je n’avais pas mieux.

– Et Blédard, je vais le trouver dans le bottin ?
– Va savoir. Mais ne compte pas sur moi pour te donner ses coordonnées.

Blédard, non mais qui s’appelle Blédard ? Visiblement Azzouz Beroudi. J’avais tapé « Blédard + Avocat » et google m’avait sorti un nom, une adresse et un téléphone. Le tout à Belleville. En arrivant devant son cabinet, j’ai commencé à me poser des questions. Quand la téloche montre des avocats, on voit des beaux immeubles, des halls marbrés et des plafonds de trois mètres de haut avec des belles frises. Chez Blédart, l’immeuble était une ruine bellevilloise, sale et mal entretenue. La salle d’attente se limitait à un réduit de deux mètres sur deux avec des tabourets cabossés. Au plafond, il y avait bien des frises comme dans les immeubles haussmanniens, mais il s’agissait de celles dessinées par la peinture qui se barrait. Blédart me paraissait tout en bas de l’échelle sociale des avocats.

Bonne surprise quand même, je n’ai pas attendu. Un grand type dégingandé est entré, discrètement, tellement discrètement que je ne l’ai même pas entendu. Mais il était là.

– Bonjour. Monsieur Pécherot, je présume ?
– Heu oui et vous êtes ?
– Je suis Azzouz Béroudi, plus connu sous le nom de Blédard.
– Mais heu, mais vous êtes…
– Grand ?
– Oui aussi mais…
– Maigre ?
– Pas ça non.
– Ah oui, blanc.

Visiblement, ça le faisait marrer. L’entrée discrète, la présentation rapide pour ne pas laisser le temps à son interlocuteur de percuter, la surprise, la gêne, tout semblait l’amuser alors que ça devait être la centième fois qu’il faisait le coup.

– Oui voilà mais…
– Mais ça ne vous gêne pas, c’est ça ? Dans ce sens-là, c’est vrai que ça gêne moins les gens. Mon patronyme m’a fermé plein de portes que ma couleur de peau m’aurait ouvertes.

Il m’avait scié. Je me sentais con. C’était peut-être une technique de baveux mais en tous cas, c’était brillant.

– Si vous voulez bien me suivre.

Le bureau était aussi miteux que le hall et la salle d’attente. Ça ne cadrait pas avec le mec, plutôt bien sapé, classieux, s’exprimant précieusement.

– Alors monsieur Pécherot. Vous avez mentionné votre désir de créer une entreprise, c’est cela ?
– Oui, voilà, je voudrais créer un bar, enfin un bar restaurant. A Belleville.
– Très bonne idée. Il est important de faire vivre ce quartier.
– J’ai déjà signé un compromis et je vais confirmer la semaine prochaine.
– Bien. Quel endroit exactement ?
– Place Sainte Marthe.
– Vous êtes au courant que ce n’est pas dans Belleville ?

J’étais au courant oui, mais c’était comme ça. La place sainte Marthe n’est pas dans le vingtième arrondissement mais dans le dixième, quartier de l’hôpital Saint Louis. Mais quand je suis arrivé sur Paname, mon Belleville allait de la place du colonel Fabien à Ménilmontant.

– Oui. Mais c’est tout près.
– Tout près et un superbe endroit. Bon choix. L’ancien « garnement », j’imagine.

Il me séchait le baveux. Il me séchait totalement.

– Oui.
– Bien et vous souhaiteriez monter une société pour exploiter cet établissement.
– Voilà.
– Aurez-vous des associés ?
– Oui, deux.
– Vous apporterez combien chacun ?
– Moi cent dix mille et eux, pour l’instant rien.

Il a levé les yeux vers moi. Il m’a foutu le trac. Il ne m’a pas regardé comme si j’étais une merde, non, pas assez classe pour lui ; pas non plus comme un enfant un peu attardé, non, ça c’est la manière dont je me voyais en lui parlant. C’était autre chose. Il n’y avait pas de pitié, plutôt de la fatigue et de l’empathie. Ouais, le mec me faisait flipper parce que j’avais l’impression qu’il rentrait dans mes pompes.

– Monsieur Pécherot, je conçois tout à fait votre volonté de vous associer avec, j’imagine, deux amis.
– Oui. Seb et Franck.
– Seb et Franck, très bien. Mais une association réussie implique que chacun apporte quelque chose. Pas forcément à parts égales, mais le partage des parts doit être juste au regard de ce que chacun apporte.
– Mais Franck apporte son talent de cuisinier et Seb, bah, Seb c’est un super serveur, il ramène du monde et tout.
– Il y a des cas où effectivement un des associés peut amener son savoir et un autre son argent. Cela s’est vu. Le talent doit être du domaine de la physique quantique, de l’ingénierie nucléaire ou du génie de l’internet peut-être, pas un savoir qu’on trouve à tous les coins de rue.

Il m’a plu ce mec. Il me faisait flipper mais il me plaisait. Il n’a pas eu un seul mouvement de sourcil quand il a dit « savoir ». Pourtant c’était évident, même moi je venais de le comprendre. Serveur, cuistot de base, ça ne vaut pas grand-chose dans une association. Et si un cuistot peut faire sa loi dans un resto, ça ne méritait pas cinquante pour cent des parts.

– Mais vous proposez quoi ?
– En l’état, je proposerais soit une EURL, soit une SARL, mais avec une répartition des parts au prorata exact de l’apport de chacun.

Il n’a pas fait de pause avant de reprendre. La pause qui aurait indiqué « ok t’es tellement ignare qu’il faut que je te parle avec des mots simples, des mots pour enfants ». Non, il a enchaîné.

– Vous apportez cent vingt mille euros et vos amis rien, vous êtes le seul associé, vous détenez 100% des parts. Dans ce cas, nous créons une EURL : Entreprise Unipersonnelle à Responsabilité Limitée. Si vos associés amènent dix mille euros chacun, le capital est cent vingt plus dix plus dix soit cent quarante. Vous détenez cent vingt mille divisé par cent quarante mille, soit 85% des parts. Et chacun de vos associés et néanmoins amis 7,5%.

Je n’avais pas tout compris mais l’idée était que s’ils n’apportaient rien, pas de parts pour mes associés.

– D’accord. Et on ne peut pas faire autrement ?
– Monsieur Pécherot, la loi permet tout à ceux qui savent l’interpréter. Il serait dommage, dommageable même, de l’interpréter dans un sens qui vous desservirait, non ? Dans votre intérêt, respectez cette règle : pas d’apport en cash, pas de part.
– Ok, mais je leur ai déjà plus ou moins promis qu’on serait associés.
– Et ils vous ont plus ou moins promis d’investir…
– Oui mais j’ai pas envie de me prendre la tête avec eux.
– Et c’est très exactement pourquoi la plupart des associations échouent lamentablement : personne ne veut « se prendre la tête » comme vous dites. Croyez-moi : si vous n’êtes pas capable de régler ce petit différent avant de vous associer, alors ne vous associez pas.

Il avait tout dit le Blédard. Pour éviter les emmerdes, fallait crever l’abcès. Seb et Franck n’avaient pas exactement été impliqués depuis le début. Pas d’argent, pas trop d’aides. S’ils venaient avec de la thune, ils seraient associés, sinon niet. Pour le reste, j’avais saisi que je serai gérant majoritaire ou un truc dans le genre. Dès que la répartition serait réglée, Blédard me rédigerait les statuts pour cinq cent euros. Ce qui n’était pas grand-chose, ai-je appris par la suite.

Ça n’expliquait absolument pas pourquoi un Azzouz Beroudi était blanc, ni comment un type avec autant de classe croupissait dans un cul de basse fosse de Belleville, mais ça arrangeait pas mal mes affaires, donc banco ! Me restait à régler tout ça avec Seb et Franck, le plus rapidement possible.

Le meilleur endroit pour se retrouver avec eux avait toujours été un bistrot. Et à Belleville et alentours, les bistrots ne manquaient pas. Histoire de changer, on s’était donné rendez-vous au comptoir du Zorba, rue du faubourg du temple. Idéal pour picoler, pas forcément pour discuter. On a baisé quelques godets en parlant de tout et de rien et comme le sujet ne venait pas sur la table, je l’y ai mis :

– Les gars, ça bouge là pour cette histoire de bar-resto. Et faudrait s’activer un peu.

Pas de réponse, pas de questions, ok.

– Alors Seb, tu peux amener combien finalement ?

Ah la tête qu’il avait. Il me faisait penser à un mec qui lâche une caisse dans un ascenseur en oubliant que peut-être, quelqu’un sera à la sortie. Les portes de l’ascenseur venaient de s’ouvrir et j’étais là…

– Finalement, ça m’arrange pas, rapport à ma femme. Elle préfère que je sois employé. J’ai pas bien compris pourquoi mais elle dit que ce sera plus trancool.
– D’une, arrête de dire trancool, c’est vraiment gonflant. De deux, t’aurais pu m’en parler non ? Mais peut-être que je vais recevoir le pigeon voyageur en rentrant ?
– Ça s’est confirmé hier tu sais.
– Ok, bon, ok, donc rien. Et toi Franck ?

Je l’aurais choppé la main dans la culotte de ma femme qu’il aurait pas eu l’air plus faussement dégagé.

– Moi ? Moi, ça va merci. Et, et, ma femme elle s’en fout.
– T’as pas de femme, lui rappelais-je.
– C’est ce que je dis. Mon banquier par contre, il veut rien entendre. Et côté famille, j’ai bien tâté deux, trois ordures qui portent le même nom que moi mais, ça n’a pas pris.

Merde, merde et merde. Niveau déception, j’étais en train de réussir un sans-faute. Faudrait que je pense à me présenter aux olympiades du poissard.

– Merde ! Mais alors tu fais quoi ?
– Ah mais moi, je viens dans ton bouclard ! Mais je ne peux rien mettre, donc je ne sais pas trop comment ça se danse du coup.

Moi je commençais à savoir : j’étais tout seul à amener le fric, et j’allais me retrouver tout seul à gérer le bouzin. C’était plus du tout le même plan. Mais après tout, j’avais tout signé tout seul et c’était mon idée depuis le départ. Au moins, ils ne me prendraient pas la tête pour être associés. Restait la caillasse à négocier.

– Pas grave. On n’a pas trop le choix de toutes manières. Mais niveau salaire, on fait comment ?

Le sujet les motivait beaucoup plus. Franck a démarré le premier.

– Je gagne deux mille euros net comme cuistot, donc ce serait bien que je gagne autant ou plus forcément.
– Merci pour l’effort.
– Et moi, je suis à mille sept mais avec les pourboires, je tourne à deux mille aussi ! a rapidement enchainé Seb.
– Pour quarante-cinq heures par semaine ? Cinq jours et demi par semaine ? je leur demandais.

Ils étaient ok tous les deux.

– Vous ne me casserez pas les noix pour une heure sup par ci par là, hein ?
Les deux étaient d’accord. On était tous d’accord, on ne se prenait pas la tête. J’aurais dû être content, très content mais j’entendais la voix de Blédard « si vous ne vous prenez pas la tête avant… »

La suite

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