Chapitre 9 | Des travaux arrosés

Demain est un autre jour, et plus exactement, le premier jour du “Trocard”. Levé sept heures trente avec un mal de crâne raisonnable. J’ai signé le bail dès huit heures trente, sans rien à signaler. Pas d’arnaque, de faux plan. Plutôt bon signe. J’avais rendez-vous devant le bar pour aller faire les courses avec Franck à neuf heures. J’ai pris un café en l’attendant et vers neuf heures trente, je le sonnais. Messagerie. Merde. Dix heures, cinquième tentative : « Franck, tu fais quoi putain » ? Dix heures trente, au dixième message d’insulte, je décidais de nettoyer un peu en l’attendant. Je savais que ça ne servait à rien, vu qu’on allait faire beaucoup de travaux salissants mais ça m’occupait. Ensuite, j’ai revu la liste des travaux pour être sûr de ne rien oublier :

– Péter la cloison pour ouvrir la cuisine.
– Poser le nouveau carrelage dans salle du bas.
– Refaire les toilettes en bas.
– Tout repeindre.
– Aménager la cuisine avec le nouveau mobilier et refaire la plomberie et l’électricité si besoin.
– Repeindre la devanture.
– Remplacer toutes les tables et les chaises.

Tout y était. Restait à le faire. Et pour le faire, j’avais besoin d’un connard certainement encore en train de ronquer suite à une soirée trop arrosée. Je filais chez lui mais pas moyen de le réveiller. Soit il avait vraiment chargé hier, soit il s’était trouvé une poule et squattait chez elle. Dans les deux cas, il m’avait planté. Pas question de glander plus longtemps. J’appelais mon père pour qu’il vienne avec la voiture.

– Papa, c’est Olivier.
– Bonjour mon fils.
– Tu vas bien ?
– Ça va, oui.
– Je ne te dérange pas ?
– Tu ne me déranges jamais, voyons.
– Bien, alors est-ce que tu pourrais venir me dépanner là ?
– Aujourd’hui ?
– Heu oui, aujourd’hui. Je commence les travaux pour le resto, et j’ai besoin d’une voiture. Franck devait me retrouver mais…
– Ah, d’accord. Aujourd’hui, ça tombe très mal. J’ai un rendez-vous important prévu depuis des semaines et je ne peux pas le décaler.
– Ah ben super. Faudra que tu me dises quel rendez-vous un retraité peut avoir de si important mais ok, ok.
– Ecoute…
– Non, pas de soucis, allez, bon rendez-vous, hein.

Incroyable. D’abord il me gaspillait mon héritage et maintenant, il me plantait pour mes travaux. Pour un rendez-vous important. Monsieur a 61 ans, il a quoi comme rendez-vous important ? Un cours de poterie, un concours de bridge…

J’étais serveur depuis des années. Je connaissais du monde. J’allais bien trouver une personne pour me dépanner ce matin. Obligé. Vingt coups de fil plus tard, je devais me rendre à l’évidence : mes connaissances, essentiellement parisiennes pur jus, n’avaient pas de voiture. Et quand elles en avaient, elles n’étaient pas disponibles. Restait la solution Avis ou Hertz. Avec leur promo à vingt-neuf euros par jour, sur quinze jours de travaux, je m’en sortirai pour cinq cent euros. C’était jouable. Je me rendis vers l’agence de la rue Claude Vellefaux.

– Comment ça, cent euros par jour ! Vos pubs disent vingt-neuf euros.
– Monsieur, les affiches précisent à partir de vingt-neuf euros quatre-vingt-dix, me précisa la grosse dame qui faisait l’accueil.
– Et comment vous passez de vingt-neuf quatre-vingt-dix à quatre-vingt-dix-neuf euros ?
– Je ne sais pas monsieur, je ne fais qu’appliquer les règles, répondit-elle. Son regard me disait « de toutes manières, cet argent ne va pas dans ma poche alors un euro ou mille, c’est la même pour moi ».
– Super. Cent euros par jour. Et si je vous la prends une semaine ou deux, vous me faites bien un prix quand même.

Elle farfouille dans son PC, impatiente que je parte, finit par relever la tête :

– Oui monsieur, une semaine, on vous fait 20% de remise.
– Donc quatre-vingt euros la journée c’est ça ?
– Voilà.

Mille deux cent euros sur quinze jours. Je ne les avais pas. J’allais me limiter à une journée et espérer que Franck ou mon père me fileraient un coup de main rapidement. Putain, elle partait bien cette histoire de « trocard ». Je louais la voiture une journée. Journée que je passais à faire des allers-retours entre Leroy Merlin, Ikea et le bistrot. Au moins, le lendemain, si quelqu’un daignait se présenter pour m’aider, je saurais quoi lui donner à faire. Deux mille euros de matos étaient entreposés dans le resto. Payés avec la carte de la société. Monsieur Gerbaulet m’aurait fait remarquer que ça restait mon pognon, mais moi, ça me pesait moins. Peinture, joints, petit mobilier, enduit, tout était prêt. Manquait plus que les ouvriers. Le plus beau des ouvriers, Franck, se pointa vers dix-sept heures alors que je revenais du dernier voyage.

– Salut, ça roule ?

En plus, il se foutait de ma gueule.

– Tu sais à quelle heure on avait rendez-vous?
– Ah ouais, bah, tu sais ce que c’est.
– Non, je ne sais pas ce que c’est bordel ! On a un resto à ouvrir et pour l’ouvrir, il faut le retaper. Si on commence toutes nos journées à dix-sept heures, il sera prêt dans cinq ans ce rade !

Mon petit accès de colère ne l’impressionnait pas le moins du monde.

– On a fêté ça dignement. C’est cool. Mais ok, on s’y met, pas de soucis.

J’aurais dû continuer à gueuler, marquer le coup mais je n’ai jamais su rester fâché très longtemps.

– Ok, mais demain, pas de faux plan, hein ?
– Promis mec. Demain, je gère.
– Huit heures ?
– Huit heures trente pétantes.
– Vendu.

Un jour de retard, pendant lequel j’avais bossé quand même, c’était pas la mort.

– Pour me faire pardonner, je te paye un coup en face.

En face, le bistrot s’appelait l’osier. Référence soit disant drôle au panier en osier, puisque cette place faisait penser au quartier du panier à Marseille. Une personne sur mille devait faire le lien et encore, mais ça faisait marrer le patron. Le patron, Antoine, je le connaissais bien puisque j’avais bossé pour lui à une époque. Une sombre merde. Qui faisait gratter tous ses gars jusqu’à ce qu’ils démissionnent, épuisés. Mais je n’étais pas rancunier et je devais faire bonne figure avec le voisinage.

– Bonjour, lança Franck, très fort, comme en terrain conquis.

Un autre tic de barman ou d’homme de bar, tous les bars étaient nos bars. Le pochtron est partout chez lui dès lors qu’il y a un comptoir auquel s’accouder.

– Bonjour messieurs.

Une fois n’était pas coutume, Antoine servait, accompagné d’un commis en cuisine et d’une serveuse pour la terrasse. Quatre clients traînaient vaguement au comptoir.

– Salut, répondais-je plus mollement.

Mais Franck était parti :

– Messieurs, dames, on vient fêter l’ouverture du prochain lieu à la mode de Paname, the place to be, Olivier, je te laisse introduire.
– Nous aurons le plaisir de vous accueillir dans un haut lieu de la gastronomie et de la connerie : le Trocard.

Antoine me regarda bizarrement:

– Trocard ? Mais ça sonne comme troquet et tocard, non ?
– Voilà, t’as tout compris.
– Original.

Franck a précisé.

-Si on avait pensé à vous, on l’aurait appelé « le tocard d’en face »…

C’était dit sans méchanceté et tout le monde a rigolé. Une vanne de comptoir. J’ai payé la première tournée, Antoine a mis la sienne en signe de bienvenue. Une hypocrisie de plus, mais le monde du bar est ainsi fait. Autour d’un verre, tout le monde est prêt à se pardonner si ça permet de picoler un peu plus longtemps. Jusqu’au moment où l’alcool réveille les rancœurs. Franck, se présentant comme « le cuistot en chef du Trocard », avait ajouté une tournée, puis la serveuse s’y était mise. Mogette n’était jamais en reste lorsqu’il s’agissait de se faire rincer et de rincer en retour. Les clients présents avaient participé et huit tournées plus tard, il y avait égalité.

A ce moment, lorsque tout le monde a payé une tournée, que personne ne s’est fait prier, c’est un peu comme un match nul : pas de gagnant, pas de perdant, mais on a passé un moment sympa à lever le coude en racontant des conneries. Le bon sens veut qu’on en reste là. Mais le bon sens à tendance à diminuer en proportion inverse à la dose d’alcool ingurgitée. A huit verres, le bon sens, il est généralement bien planqué. Alors j’ai remis la mienne.

– Ah, tu fais un sacré patron. Deux jours que t’as les clefs, deux cuitées.

Merde, oh, ce mal de crâne. Wow. Ah, j’étais dans mon lit. Sylvie, habillée, debout, me parlait :

– Tu te souviens que tu devais fêter ton restaurant avec ta femme et ton fils hier ?

Merde. Ah oui, cette histoire de neuvième tournée avait tout foutu en l’air. Des flashs, des images se bousculaient dans ma tête mais sans aucun sens, ni aucune logique : je voyais Franck torse nu sur une table, Mogette rouler une galoche à un mec dans un bar que je n’arrivais pas à identifier. Je connaissais le principe, les images allaient se bousculer pendant encore cinq minutes, ensuite le tango se calmerait et peut-être, peut-être que d’autres flashs, plus précis, et plus embarrassants, reviendraient dans la journée. En attendant, le plus emmerdant n’était pas un flash mais une personne en chair et en os et en stéréo dans mon lit.

– Je suis désolé.
– Ah, tu peux être désolé. Tu sais que ton fils commence à parler. Parti comme c’est parti, ses premiers mots seront « où est papa » ?
– J’ai merdé. C’est Antoine de l’osier qu’a payé son coup et puis après…
– Parce qu’en plus t’as traîné avec cette ordure que t’as jamais pu blairer. De mieux en mieux.
– C’est du voisinage, entre patrons c’est normal.
– Rappelle moi combien de couverts t’as servi hier ?

Je la regardais sans comprendre.

– Voilà. Je te signale que pour l’instant t’es patron de rien du tout. T’es à la tête de plein de dettes à la banque.
Echec et mat. Je ne pouvais pas lutter avec le mal de crâne que je me cognais.
– Tu as raison ma chérie. Je m’excuse. Et ce soir, je vous emmène dans un pur endroit. Promis.
– Promesse d’alcoolique.

Mais elle était déjà un peu radoucie. J’avais deux missions aujourd’hui : ne pas picoler et faire avancer ses putains de travaux sachant qu’il était déjà neuf heures. Franck était devant la porte quand je suis arrivé.

– Alors patron, on a des problèmes de réveil ? trouva-t-il malin de me balancer.
– Vas-y, fous-toi de moi. Quelle idée de fêter ça. Avec ce gros con d’Antoine en plus.
– Les relations de voisinages sont importantes monsieur.
– Si ça ne t’embête pas, on verra pour les relations après. On a du boulot d’abord.

Décaper, poncer, coller, couper, déplacer et pendant des heures. Franck n’était pas le mec le plus ponctuel ou carré du monde, mais quand il s’y mettait, il s’y mettait. On était partis et je commençais enfin à le sentir prendre corps ce rade. Seb a passé une tête vers dix-huit heures, nous a filé un coup de main rapide et à vingt heures trente, on était lessivés mais contents.

– Une bonne journée de taf comme ça, ça se fête non ? proposa Franck
– Ah, je ne suis pas contre, a renchéri Seb.
– Sans moi les gars, j’ai promis à Sylvie de fêter le Trocard avec elle. Je rentre, une douche et au resto.
– Oh, allez fais pas le rabat-joie, juste un godet dans l’autre bistrot de la place.
– Les mecs, je vais me faire déchirer là. Et j’ai promis en plus.
– OK, ok, si tu veux démarrer avec des relations de merde avec un des trois bistrots de la place, pas de soucis.

J’avais un problème avec l’alcool. Je le savais. J’aimais faire la fête. C’était plus fort que moi. Mais je me souvenais aussi d’une remarque « si t’as pas la volonté de refuser le premier verre, comment tu feras pour refuser le deuxième. Vu que t’en auras encore moins après, de la volonté». Généralement cette maxime me revenait en tête au dixième verre et partait avec le onzième, mais j’avais assez déconné avec Sylvie.

– Bonsoir ma chérie.
– Ah mais il est à l’heure, ou presque. Tu as vu ça, Clément ? Papa a respecté sa parole. Une fois sur dix, on progresse.
– Allez, j’ai même pas bu un verre, on va pas se fâcher.
– Je ne me fâche pas, je te charrie, je peux non ?

J’ai pris une bonne douche, mis Clément dans la poussette et en route.

– Tu nous emmènes où ?
– J’avais pensé chez Rachid.
– Ah oui tiens, ça fait longtemps.

Chez Rachid, c’était un resto sur une petite place qui était en fait un croisement de rue, la rue des Panoyaux et la rue Victor Letalle. Encore une place, une placette que tu ne trouves pas si tu ne sais pas où chercher. Y-avait trois, quatre bars, restos sympas dont « L’oliveraie » tenu par un pote, Rachid. Pur restaurateur. J’y allais quand je voulais du sérieux. Même si Rachid payait souvent son coup, l’ambiance était plutôt « on déguste » que « on se pochtronne ».

– Ah, voilà l’olive qui revient au bercail.

Rachid me saluait toujours avec cette vanne, un peu bidon : Olivier, Olive, Oliveraie. J’avais eu beau lui dire mille fois que ce n’était pas drôle, ça lui faisait plaisir, alors…

– Salut Bédouin.
– C’est ça, le bédouin, il va vendre ta femme sur le marché si tu continues. Salut Sylvie.

Il adorait ma femme. Assez peu de gens adorait ma femme. Elle n’avait pas ce type de séduction. Elle était entière et je l’aimais pour ça, mais on ne peut pas dire qu’elle déclenchait les passions. Rachid lui trouvait toutes les qualités.

– Salut mon Rachid, tu vas bien ?
– Parfaitement bien. Même si je suis un peu vexé d’être toujours le dernier au courant de tout.
– De quoi tu parles ? demandais-je.
– Il me demande de quoi je parle le traître. Alors, tu viens me faire de la concurrence et tu ne me dis rien.
– Ah, t’as su. Oui, je vais te piquer tous tes clients. Et je suis venu te le dire. Tu crois quand même pas qu’on est venu pour manger dans ta cantine.
– Manger, je ne sais pas, mais on va déjà boire un coup. Cocktail maison pour tout le monde ?
– Même Clément ? demandais-je.
– Ah toi, tu es plus bête que ma sœur et c’est pas peu dire.

Une soirée sans accro. Quatre à cinq fois moins d’alcool que la veille. Même si on restait à des niveaux élevés, Sylvie semblait un peu rassurée. J’allais pouvoir me concentrer sur le Trocard.

La suite

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