Soixante-et-onzième Nouvelle noire pour se rire du désespoir. Avec le retour d’un de mes thèmes de prédilection : le suicide.
Mais vivifiant le suicide, avec un petit peu d’anticipation : et si nous ne pouvions plus nous suicider ?
Je continue à parler d’autres oeuvres autour de cette nouvelle sur Twitter, Facebook, Instagram et sur cet article de blog !
31 décembre. Aimé haïssait le 31 décembre. Cette injonction à aimer, à s’amuser, à mettre de côté ses problèmes l’insupportait. De quel type de problèmes s’extrait-on sur commande ? Panaris, ongle incarné ? Aimé méprisait celles et ceux qui passaient l’année à se plaindre et trouvaient, comme par enchantement, la force, ou la faiblesse plutôt, de se divertir lorsqu’ils en recevaient l’ordre.
Aimé sourit néanmoins, car cette année il n’aurait pas à souffrir cette cérémonie consternante. Cette année, il partirait, enfin. Plus rien ne le rattachait à cette vie. Cette dernière année avait fait office de répétition, de confirmation de sa résolution. Il espérait, pour peu qu’il espérât encore quoi que ce soit, qu’on ne mettrait pas sa décision sur le compte de la maladie mentale ou du geste irréfléchi. Aucun geste n’avait été plus pensé, soupesé que le sien.
Trois cent soixante-cinq jours qu’il tournait autour. Trois cent soixante-cinq jours depuis qu’elle l’avait quitté, trois cent soixante-cinq jours depuis que sa seule raison d’être avait disparu. Il n’avait vécu que pour son bonheur et il avait totalement échoué. Son ratage, par son ampleur, ne laissait aucune place au doute, au regret.
D’autant que sa femme, éteinte, malheureuse auprès de lui, avait retrouvé le goût de la vie dans ce monde meilleur qu’était son monde sans lui. Il en avait d’abord conçu une jalousie gigantesque, puis un soulagement aussi énorme : elle était heureuse. Au moins, il avait réussi cela. Pas directement, pas volontairement, mais finalement, puisque sa disparition avait rendu sa femme heureuse, il aimait à penser qu’il contribuait un petit peu, par son absence à son bonheur actuel. Restait un doute : et si sa disparition portait atteinte à la félicité de son ex ?
Non, il avait beau y revenir sans cesse, il prenait conscience que seul son ego s’exprimait. Et puis, la lettre longue et circonstanciée qu’il laissait en guise d’héritage dédouanait tout le monde et, de manière particulièrement subtile, sa femme. Ou plutôt l’ex-femme de ce qui allait devenir son ex-vie.
Une question le taraudait toujours, sans qu’il puisse y trouver un enjeu : devait-il se suicider avant ou après le Nouvel An ? Il opta pour la nouvelle année, sans savoir pourquoi d’ailleurs.
Enfin, en ce premier janvier, quelques heures après le début de l’année, il ingurgita la mixture capable, toutes ses lectures en attestaient, de tuer une dizaine d’hommes. Satisfait, il alla s’allonger dans sa chambre, ferma les yeux, laissant l’image de sa femme s’imprimer, pour qu’elle fût la dernière qu’il emporta.
***
Lorsqu’il ouvrit les yeux, sa tête le lançait. Il mit du temps à se remémorer les évènements de la veille. Ou de l’avant-veille d’ailleurs ? Il consulta son implant : il avait dormi trois jours. Dormi ? Comment était-ce possible ? Où était-il ? Dans un hôpital. Alors il ressentit une brulure, dans tout son corps. C’est le moment que choisit un doctobot pour pénétrer dans la chambre. Son écran de tête s’alluma, affichant le visage bonhomme de ce qu’Aimé supposa être un médecin :
– Bonjour, monsieur. Alors, on a eu une petite faiblesse ?
L’air patelin de cette machine l’insupportait.
– Faiblesse ? Au contraire ! Un accès de force? Et pourquoi suis-je encore là ?
Le sourire s’agrandit, tout comme l’énervement d’Aimé.
– Votre implant monsieur, votre implant vous a sauvé la vie. À l’instant de votre prise de médicaments – et il marquait la désapprobation sur le terme médicament- il nous a indiqué votre geste, votre localisation. Sept minutes plus tard, nous vous injections les premiers lavements et vous voilà propre comme un sou neuf.
L’implant ? Mais il l’avait désactivé !
– Mais, je ne comprends pas, vous n’auriez pas dû pouvoir m’identifier.
– Et pourquoi donc ? s’enquit mielleusement la machine.
– Mais pour respecter ma volonté. Il y a quand même le droit de se couper du monde ! Surtout quand on veut s’en extraire enfin !
La colère d’Aimé le brulait. Son outrance n’était pas feinte, et le sentiment d’injustice la nourrissait lorsque le feu menaçait de s’éteindre.
L’androïde afficha son air le plus nacré :
– Nouvelle année, nouvelle loi, vous savez bien.
– Qu’est-ce que les nouvelles lois ont à voir avec mon geste et mon implant ?
Aimé, s’il n’avait été si faible, aurait fracassé l’écran alors qu’il montrait le visage du médecin, faussement navré :
– Loi de protection totale monsieur, loi de protection totale. Vous avez voté, comme tout le monde, non ?
Oui, non, peut-être, il ne se souvenait pas. Il n’avait pas dû participer, lui qui avait passé son année à préparer sa sortie.
Affectant d’être déçu que son patient ne s’intéressât pas à la politique, l’engin reprit :
– Protection totale, c’est pourtant clair. Cette loi vous protège partout et tout le temps.
– Je ne comprends rien et ne vois toujours pas le rapport. J’avais désactivé mon implant.
– Comment voulez-vous qu’on vous protège si vous coupez votre implant ?
– Oui, eh bien c’est mon problème.
– Plus maintenant. Depuis la loi de protection totale, c’est le problème de tout le monde et particulièrement du gouvernement et bien sûr des forces de l’ordre et des médecins.
Aigreur et sueur le recouvrirent tandis qu’il saisissait peu à peu sa situation.
– Vous voulez dire qu’on ne peut plus se déconnecter ?
– Pas exactement. Vous pouvez ne plus recevoir d’informations, mais vous en envoyez toujours.
Aimé respira longuement. Le sens commun reprenait le dessus. Il utiliserait une méthode plus expéditive la prochaine fois, voilà tout. Car sa détermination restait aussi puissante, et il en éprouvait une joie vivifiante. Ce n’était pas un caprice. Il désirait mourir.
***
Aimé observait le pistolet automatique. Un antique magnum 44. Une balle suffirait à lui ouvrir la tête en deux. Pas de risque de se rater. Au soulagement de disparaitre, d’accomplir ce qu’il considérait maintenant comme son destin, s’ajoutait la colère d’avoir échoué la première tentative.
Il prit une longue respiration et colla l’arme contre sa tempe et appuya sur la gâchette. Ou plutôt, il essaya d’appuyer sur la gâchette. Son doigt refusait d’effectuer le geste salvateur. D’abord il ne comprit pas. Il insista, essaya encore et encore. Pas moyen. Il changea de main, mettant sur le compte du stress peut-être la paralysie de son doigt, mais la main gauche réagissait pareil. Impossible de tirer. Il n’en revenait pas. Était-ce la loi protection totale ? On ne pouvait tout de même pas l’empêcher de ce geste. Et pourquoi ne pas lui avoir interdit de boire le premier cocktail mortel ? Peut-être car la loi n’était pas encore bien appliquée. Les trois jours qu’il avait passés à l’hôpital auraient suffi à la déployer entièrement. La colère céda rapidement place à la panique : et si, et s’il ne pouvait plus se suicider ? La chaleur de son corps le brulait, l’angoisse le dévorait : « Non, ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas m’enlever ça, non, c’est mon dernier droit, enfin, ma dernière envie, sans ça, sans ça, je vais devenir fou ». Il tournait en cage dans son petit studio. Répétant « Pas ça, pas ça », puis s’adressant à un dieu invisible auquel il ne croyait pas mais qui prenait la forme de cette loi de protection totale : « S’il vous plait, pas ça, pas ça ».
***
Très bien, puisqu’on l’empêchait de réaliser son rêve, il allait y travailler plus dur. Il effectua d’autres tentatives pour un résultat similaire : toute pensée consciente visant à le faire mourir était inhibée avec une rapidité désarmante.
Il avait alors cherché des endroits sans connectivité pour finir par se créer une cage de faraday chez lui. Pour s’apercevoir que les directives se trouvaient dans sa tête. Elles devaient être mises à jour régulièrement, mais réseau ou pas réseau, il n’était plus libre de mettre fin à ses jours.
Pourtant, il devait y avoir une solution. Aimé passait ses journées à rôder sur le réseau, en quête d’une faille, d’un forum où les membres dévoilaient la même problématique. Mais les sites étaient caviardés, les pages proposant des astuces de contournement détruites et il se sentait comme Sisyphe.
Enfin, il crut trouver un moyen : une technique ancestrale de méditation bouddhiste permettant d’agir sans en avoir conscience. La joie qu’éprouva Aimé en parcourant les détails écrasait toutes les émotions qu’il avait subies depuis des mois, sinon des années.
Bien sûr, il faudrait s’entrainer. On n’atteignait pas ce niveau de double conscience en trois semaines, mais Aimé n’avait que cela à faire.
Après trois mois de pratique intensive, acharnée, Aimé se sentit capable de tenter son premier essai.
Il se rendit dans le métro, se mettant en queue de quai. Il prit sa respiration, appliqua ses méthodes complexes et il se jeta sous la rame qui arrivait à pleine vitesse.
***
Aimé ouvrit les yeux et reconnut tout de suite, sinon la chambre, l’hôpital. Comment, comment était-ce possible ? Ce qu’il avait pris pour de l’angoisse et de la peur les fois précédentes, n’était rien à côté de ce qui brulait en lui actuellement. La panique le dévorait. Mais enfin. Il se touchait, rien. Il se sentait bien nauséeux et n’aurait su sur le compte de quoi mettre cette sensation.
Le doctobot pénétra dans la chambre et Aimé prit conscience de son échec, de son triple échec.
– Bonjour monsieur, encore parmi nous ? Il ne faudrait pas que cela devienne une habitude.
– Mais, comment ? Je suis certain, absolument certain que, que je me suis jeté sous le métro.
Le docteur l’observa comme on observe un enfant qui a fait une grosse bêtise.
– Et de fait, vous avez sauté.
– Mais alors ?
– Vous ne vous intéressez pas au monde dans lequel vous vivez. D’où débarquez-vous, monsieur ?
– Mais quel rapport avec le monde dans lequel je vis ? Ce qui m’intéresse c’est le monde dans lequel je veux mourir !
– La loi de protection totale ne serait rien sans notre capacité presque illimitée à vous réparer.
– Mais mon corps réduit en bouillie ?
– Remplacé par une enveloppe que nous élevons dans nos laboratoires. Ne faites pas l’enfant, vous savez bien qu’on peut produire des clones depuis, oh, depuis des décennies.
– Mais et l’esprit ?
– Stocké grâce à l’implant. Alors bien sûr, vous allez souffrir de désynchronisation pendant quelques jours, nausée, trouble de la pensée, de la mémoire mais dès que votre nouveau corps et votre nouvel esprit seront resynchronisés, vous reprendrez votre vie comme avant.
L’absurde de la situation le disputait à son horreur.
– Vous êtes en train de me dire que je ne peux pas me suicider ?
– Je ne vous le dis pas, je pense vous l’avoir prouvé.
– Mais pourquoi ? Vous traitez les gens comme de la merde, les confinez dans des petites boites, les sous-payez, les harcelez, les humiliez et lorsqu’ils veulent partir, vous, vous les empêchez ? Ça n’a aucun sens.
– Décidément monsieur, vous n’êtes pas très versé dans l’histoire, sinon vous comprendriez qu’au contraire, cela a beaucoup de sens. Sur ce, je vous souhaite une belle et longue vie !
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Crédit photo : Unsplash, Nowshad Arefin
S A I D says
Je dois avouer que je me suis bien amusé (comme souvent) !