Nouvelles Noires

L’ange et le clochard

Vous en avez marre de déprimer en lisant mes nouvelles ? Alors pour cette 104e nouvelle noire, j’ai décidé de lever le pied sur les dépressifs, les suicidés et les fins du monde. Ce serait presque une nouvelle feel-good. Presque hein. Hans fait la manche à Paris, il a perdu tout espoir et puis…

Cette nouvelle est dédiée à Marie Lange.

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L’homme n’espérait plus rien quand la femme passa devant lui. Il était assis par terre, il faisait la manche, dans le froid. Il n’attendait tellement plus rien qu’il n’attendait plus la mort non plus. Hans, car il était allemand, faisait la manche dans un quartier chic de Paris.

Il était venu de Munich avec des rêves plein la tête.

Son père lui répétait souvent : « Si tu cherches à être heureux, tu ne peux pas te tromper. Tu y arriveras toujours ».

Alors qu’il sentait le froid du trottoir lui mordre le postérieur, que ses lèvres gercées le faisaient souffrir et que la faim le taraudait, il repensa à son vieux père mort dix ans plus tôt. Il n’aurait pas aimé le voir ainsi. Hans songeait aussi qu’il aurait peut-être pu lui donner d’autres conseils. Des conseils plus pratiques. Mais toujours son père revenait au bonheur :

– Ta mère, Dieu ait son âme, nous a quittés trop tôt pour que tu la connaisses, mais elle t’aurait dit la même chose : « Le bonheur avant tout ». La poursuite du bonheur.

Et lorsque Hans, parfois, s’enhardissait, osait demander :

– Mais et le succès ? On ne peut pas être heureux si on a le succès ?

Et plus timidement encore il ajoutait :

– Et l’argent.

Et son père, comme possédé, balayait l’argument d’un geste, définitif :

– Hans, le succès, le vrai succès, si un jour tu le trouves, tu croques dedans. Tu jouis de son goût sucré et rassurant.

– Et ?

Voilà un programme qui convenait à Hans.

– Et tu recraches aussitôt, car c’est un poison.

Grelottant de peur, de froid, Hans avait encore le goût du succès dans la bouche. Il y avait goûté. Mais il n’avait pas suivi le conseil de son père, il n’avait pas recraché. Il en avait repris encore et encore. Et s’était empoisonné le corps et l’âme. Pour le corps, il lui suffisait de passer sa langue sur les trous laissés par ses dents tombées. Pour l’âme, la douleur ne le quittait jamais complètement.

– À ton succès Hans, avait trinqué son associé Herman.

– À ton succès Herman, avait répondu Hans en avalant une gorgée de Dom Perignon 1987

Quelle belle aventure que celle de cette entreprise d’import-export avec la Chine. La réussite avait surgi, totale, écrasante, imposante et Hans avait croqué. Dans la nourriture, les voitures, l’alcool, la drogue.

Hans avait croqué le succès jusqu’à ce que ses excès le rattrapent, que la conjoncture se révèle moins propice, et il avait plongé son entreprise dans un abyme de dettes.

En 2018, toute liquidation bue, son associé avait disparu emportant le peu qui lui restait : sa femme et cent mille euros en liquide. Tout saisi, tout bu. Le reste était parti en ventes aux enchères pour rembourser les créanciers et Hans avait entamé la deuxième étape de sa descente aux enfers.

Alors qu’il observait cette femme qui s’était arrêtée devant lui, il repensait à tout ce qu’il avait vécu comme humiliations, renoncements ces cinq dernières années. Il était un homme pourtant. Il était un homme au même titre que tous les autres. De son grand appartement, il avait migré dans un petit studio, puis sur le canapé d’un ami, qui s’avéra moins amical que prévu, et enfin il atterrit dans des foyers. Il avait dégringolé jusqu’au trottoir. Depuis trois ans qu’il errait dans ce monde d’ombres, il avait compris qu’il n’était plu un homme comme les autres. Dans la noirceur de la ville polluée et tandis que la femme s’approchait lentement de lui, il comprenait qu’il était moins qu’un homme. Car aux yeux des humains qu’il côtoyait, il n’existait plus. Ils ne le voyaient plus. Certains car ils étaient dépourvus de toute compassion ou de toute empathie, mais la plupart car Hans, qui avait le physique d’un européen blanc, qui paraissait quarante-cinq ans, rappelait à tout un chacun que eux aussi pourraient le rejoindre un jour sur ce trottoir jonché de déchet et parsemé de débris de vie.

Alors ils tournaient la tête. Ils refusaient de le voir. Et Hans en concluait qu’il était moins qu’un humain alors que ce sont ceux qui détournaient le regard qui se coupaient de leur humanité. Mais Hans était trop fatigué pour considérer les choses sous cet angle. Il était arrivé au bout de son chemin. Il le savait. Il ne buvait plus, mais il sentait au fond de ses entrailles, l’envie de s’y remettre. Pas par vice, mais pour accélérer la fin, pour conclure la déchéance.

– Je peux vous aider ?

Hans leva la tête, réalisa que la femme s’était arrêtée et lui souriait, lui parlait.

Aucun passant ne lui avait parlé depuis des semaines. Les seuls rapports qu’il entretenait consistaient à pointer les entrées-sorties dans les foyers.

Il mit longtemps à comprendre qu’elle s’adressait à lui. Mais elle restait, souriante, patiente.

Il y a des anges noirs fut la première pensée de Hans. Cette femme était un ange. Il y avait tellement d’humilité, de chaleur dans le sourire de cette femme, qu’il en perdit la parole. Il secoua la tête, sans que l’on puisse déduire s’il cherchait à dire oui ou non. Elle resta un moment, et, décidant qu’il ne voulait pas être dérangé, reprit sa route après lui avoir souhaité « Bon courage ».

Hans la suivit du regard et la vit entrer dans une boutique à dix mètres d’où il se tenait.

Quelques instants plus tard, il entendit « Prenez, c’est pour vous ».

L’ange était là. Le sourire le plus chaleureux qu’il eut jamais contemplé. Elle tenait un café dans ses mains.

– Ça vous réchauffera un petit peu.

Il saisit le café, marmonna un merci. Tenta de sourire, sans y parvenir. Il ne savait plus. Il ne savait plus depuis si longtemps.

Le jour suivant, la femme lui offrit un autre café. Le midi, alors qu’elle revenait avec un plat chaud dans les mains, elle le lui tendit.

Il l’observa, bouleversé.

Extérieurement, il était aussi froid que peut l’être un homme gelé par des années de malheurs.

Intérieurement, il bouillonnait. Il sentait des émotions renaître. Mais la peur, habituée à régner en maître, voulait sa part et Hans remercia, poliment, sans chaleur.

La femme continua à lui apporter café le matin, plat chaud pour le déjeuner et dans l’après-midi, elle revenait régulièrement avec une friandise.

Lorsqu’il la remerciait, elle lui disait qu’il n’y avait pas de quoi. Qu’il était dans la rue quand même. Si seulement elle avait un canapé, ou une pièce à lui prêter songeait-elle souvent, mais elle dormait dans le seul canapé de son appartement.

Maintenant Hans attendait ses apparitions avec une impatience qui l’inquiétait. Lui qui avait abandonné l’espoir, le sentait renaître. Jusqu’à ce jour où ils discutèrent un long moment et Hans remarqua qu’il était heureux. À ce moment précis, sur ce trottoir froid, transi de froid, ignoré de tous, sans espoir, ni avenir, il était heureux.

Il prit la main de la femme et lui dit encore merci. Et elle répondit encore que vraiment, non, elle ne le méritait pas.

Enfin, un jour de mars, Hans prit une décision. Puisqu’il pouvait encore être heureux, tout était possible. Il allait utiliser ce ticket qu’Eurostar lui avait remboursé lors d’un voyage de sa grande époque. Il pouvait partir pour Londres gratuitement. Son dernier ami, ou ce qu’il espérait encore être son ami, lui avait souvent dit qu’il pouvait venir. La honte, la peur, l’avait empêché d’accepter cette ultime main tendue.

Hans regarda son petit gobelet : il avait collecté quatre euros cinquante depuis ce matin. Avec le reste de la monnaie de la veille, son pécule se montait en tout et pour tout à six euros soixante-quinze.

Il marcha jusqu’au marchand de fleurs.

– Bonjour, je voudrais un bouquet de fleurs. Mais je n’ai que six euros soixante-quinze.

Le fleuriste ne sourit pas. Soit qu’il comprit la situation de Hans, soit qu’il fut un de ces commerçants qui servent tous leurs clients avec la même expression.

– Mais bien sûr monsieur. C’est pour une dame ?

– C’est pour un ange, répondit Hans.

Le visage du fleuriste s’éclaira.

– Ah, si c’est pour un ange, alors je crois que j’ai ce qu’il faut. Et il prit quelques fleurs blanches ici et là et les mit en bouquet. Le bouquet était petit mais il en émanait une grande beauté. Hans avait bien noté que le fleuriste avait sélectionné des espèces beaucoup plus chères que son budget ne lui permettait mais au moment de payer, il entendit :

– Six euros soixante-quinze, monsieur.

Monsieur. On l’appelait monsieur, de nouveau. Il tendit l’argent. Remercia le plus chaleureusement qu’il put tandis que le fleuriste lui ouvrait la porte.

– Mes amitiés à votre ange.

Hans marcha jusqu’à la boutique de la femme. Il vérifia qu’il n’y avait pas de client, car il ne voulait pas déranger.

Il entra.

La femme derrière son comptoir se leva, lui lança ce sourire qui lui avait réparé l’âme, ce sourire qui avait pris la voix de son père pour lui murmurer « Tu peux être heureux mon fils, tu peux toujours être heureux », ce sourire qui lui avait rendu son humanité qu’il croyait perdue.

– Comment allez-vous Hans ? lui demanda-t-elle.

Il approcha, sans répondre, trop ému et il tendit le bouquet en marmonnant :

– C’est pour vous remercier.

Et il se sentit bête avec son tout petit bouquet pour la remercier d’un si grand service.

Si Hans avait eu un doute sur la nature angélique de la femme, il se dissipa lorsqu’il contempla son visage.

Le sourire de la femme, qui mangeait naturellement son visage, s’était encore agrandi. Elle rayonnait, littéralement. Il lui semblait qu’elle brillait. Qu’elle put être touchée à ce point par ce geste, ce petit cadeau de six euros soixante-quinze l’émut jusqu’à l’indicible.

Une fois dans sa vie, il avait rencontré un ange. Qui lui répondit, les yeux baignés de larmes :

– Merci Hans, merci pour ce magnifique présent.

Elle admirait le bouquet, comme s’il était le plus beau qu’elle n’eut jamais reçu. Et de fait, c’était le plus beau cadeau qu’un humain lui ait jamais offert, ce petit bouquet de six euros soixante-quinze qui contenait tellement de reconnaissance et de sacrifice. Cet homme qui n’avait rien, littéralement rien, et qui lui donnait tout.

Elle chercha un vase, hésita à lui dire qu’il ne fallait pas, comprit qu’on ne pouvait pas lui dire, à lui qui avait tout mis dans ce cadeau.

Elle posa le bouquet bien en évidence sur son comptoir, l’admira, regardant Hans par intermittence.

Hans lui expliqua qu’il partait, qu’il avait une opportunité. Elle l’embrassa pour lui dire au revoir. Hans sut, sans aucun doute, qu’il emporterait le souvenir de son odeur, la texture de sa peau et la pression de ses lèvres sur ses joues jusqu’à sa mort.

Hans partit avec son sac sur le dos en direction de la gare du Nord. Il était heureux. « Merci papa ».

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Crédit photo:

Valery

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Valery

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