Et hop, un mois après La Chance du diable, me revoilà déjà avec la 102e nouvelle noire pour se rire du désespoir. On y retrouve Alex, écrivain qui commence à se répéter. Toute ressemblance avec un autre écrivain serait forcément fortuite. 

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– Tu te répètes, pire tu radotes. C’est simple, on dirait que tu écris toujours la même nouvelle !

L’insulte avait fusé, de la bouche de Léa au cerveau d’Alex. Léa, sa meilleure amie, sa plus fidèle lectrice, celle qui relisait ses textes lorsqu’il doutait, qu’il cherchait l’excellence. Léa, qui jamais n’avait critiqué de manière cynique ou dure ses écrits. Et qui aujourd’hui, après dix ans, enterrait sinon leur amitié, leur relation écrivain-lectrice. Le premier réflexe d’Alex le poussa à l’insulte mais le temps, la sobriété le retinrent de se vautrer dans l’irrémédiable. Les souvenirs tendres, la fidélité, la complicité qui les avaient liés si longtemps le submergèrent et il se contenta d’une question :

– Mais depuis quand tu penses ça ?

Il écrivait depuis dix ans. Dès le début, il avait pris Léa à témoin, il avait cherché son soutien. Sa bienveillance dénuée de flagornerie, sa précision dans les retours l’avaient porté pendant une bonne année. Et puis, petit à petit, une routine s’était installée. Routine qui consistait pour lui à envoyer ses textes, pour Léa à les relire et les lui retourner. S’ensuivait un apéro ou un diner de débrief plus ou moins détaillé.

Elle n’avait jamais paru se plaindre de cet exercice. Et Léa n’appartenait pas à cette population qui n’osait pas dire les choses. Les huit ou neuf années suivantes, ils avaient répété plus ou moins le même rituel, une à deux fois par an. Il ne lui soumettait pas tout. Pour ne pas la saouler non plus et parce qu’il ne doutait pas de la même manière de tous ses textes.

Mais son avis comptait, il faisait plus que compter, il importait. Alors lorsqu’il avait décidé de publier une anthologie de ses meilleures nouvelles, il avait repris des textes existants, en avaient écrits d’autres et alors qu’il tenait ses vingt candidates pour le recueil final, il avait éprouvé le besoin, l’envie aussi, d’obtenir l’aval de Léa. Aval qu’il n’avait pas récolté depuis, deux ans peut-être, car exceptionnellement il avait moins publié et aussi car il avait diversifié ses bêta-lecteurs comme on disait, de manière assez hideuse, il en convenait.

Et ils étaient là, à la fin d’un apéritif qui ne devait pas se transformer en repas. Alex avait lutté, pied à pied pour obtenir des retours circonstanciés. Léa se retranchait derrière des généralités, voire des poncifs. À tel point qu’Alex avait haussé le ton en demandant :

– Mais bordel, ça t’a plu ou ça t’a fait chier, ce que j’ai écrit.

Question ponctuée du fameux :

– Tu te répètes, pire tu radotes. C’est simple, on dirait que tu écris toujours la même nouvelle !

Passé l’effroi, la déception aussi, il avait insisté pour qu’elle développe. Dans un penchant hautement masochiste, il voulait qu’elle précise sa pensée. Devant son refus, il avait pris les nouvelles une par une :

– Bon, « Porno Taureau », merde, tu peux pas me dire que c’est du déjà écrit !

– Mais si, tu répètes la même trame que dans « L’implant ».

Peut-être oui, elle avait raison :

– Et dans « Les ordures » ! Attends, cette nouvelle, elle est unique.

– Unique ? Oui, enfin comme l’était « S’il n’en reste rien ».

Et le combat de nouvelle se poursuivit. Aux dépens d’Alex. Léa connaissait toutes ses nouvelles, et elle rendait coup pour coup. Il aurait voulu l’insulter, la mépriser, se fâcher peut-être. Mais, derrière son égo d’écrivain, derrière sa vanité, il reconnaissait la justesse de ses remarques. Mais s’il était prêt à en discuter, il ne digérait toujours pas le « Tu radotes ». Alors il tenta :

– OK, je parle des mêmes thèmes, mais il apparait qu’on le fait tous. Radoter, quand même. Je n’ajouterais plus rien à ce que j’ai déjà écrit ? Rien du tout. Je serai dans la redite totale et permanente ? Tu me permettras d’en douter, tout égo mis à part.

La lassitude qu’il décela dans le regard de Léa le blessa plus que toutes les piques précédentes. À défaut d’avoir raison, elle était sincère.

– Relis-toi. Je t’assure. Relis tes cinq dernières nouvelles. Et compare, avec tes cinq premières. Compare avec un logiciel peut-être. Fais-le, et on en reparle.

Passé l’énervement, la colère, il voulait en avoir le cœur net. Sur les cinq dernières nouvelles, il n’en rejetait aucune. Mais vexé, il remonta sur les dix dernières. Et avant de les passer à un quelconque logiciel, il décida de les relire. Il passa un moment excellent. Il aimait ce qu’il écrivait. Et s’il notait bien des similitudes de temps en temps, rien qui permit de parler de radotage. Anticipation, SF, humour, absurde, historique, noir, dramatique, horreur, il touchait à tous les genres.

Mais il repensa à la phrase de Léa et décida de relire ses dix premières. Il grimaça, rougit : que de fautes, de maladresses, de lourdeurs. Non, sans aucun doute, ses dix dernières nouvelles surpassaient, largement, ses dix premières. Quant aux thèmes, il avouait une certaine ressemblance, car il creusait le même sillon. Mais non, il ne se répétait pas. Il avait bien noté quelques facilités, quelques automatismes, mais il continuait à surprendre, à se surprendre. Léa en serait pour son compte.

Il passa la nuit à écrire, enchaina trois nouvelles avec une rage assez médiocre, il en convenait en esprit, mais ne l’aurait jamais avoué. Il laissa les nouvelles reposer quelques jours, comme il le faisait toujours. Il les reprit, les retravailla et alors qu’il parcourait les dernières versions, il se congratulait mentalement : « Ça, c’est de la nouvelle. Ça, ça raconte quelque chose. Quelque chose de nouveau, d’inconnu, de gênant ». Oui, il venait de produire de l’art, il n’en doutait pas. Il appela Léa, cherchant à masquer son ton triomphal :

– Léa, si tu t’intéresses encore à ce que j’écris, j’ai trois nouvelles à te soumettre. Trois nouvelles qui ne te feront pas monter à la bouche des remarques du style : « Tu te répètes, pire tu radotes. C’est simple, on dirait que tu écris toujours la même nouvelle ! ».

L‘attaque directe et un peu méprisante n’avait pas lieu d’être mais enfin, elle l’avait agressée. Elle répondit que bien sûr, elle serait ravie de lire ses nouveaux textes. Qu’il envoya dans la foulée. Il ne dormit pas ce soir-là. Trois fois deux mille mots, cela se lisait en même pas une heure. Il attendait, quémandait presque. Enfin, quatre heures plus tard, un mail arriva :

– C’est une plaisanterie ? Tu as voulu te moquer ? C’est réussi. Ou complètement raté, je ne sais plus trop.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? relança-t-il dans l’instant.

– Alex, tu m’as envoyé des nouvelles que je connais déjà ! Je les ai déjà lues, je les ai dans ma bibliothèque pour tout te dire.

– Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?

– Tu ne plaisantes pas ? Alors, ouvre ton volume 2 des « Nouvelles Noires pour Déprimer sans Espoir ». Nouvelles 1, 6, 8, 11 et 20. Et compare avec ce que tu viens d’écrire.

Il se rua sur sa bibliothèque, parcourut la première nouvelle du recueil. Il en resta saisi d’effroi. Il avait réécrit, mot pour mot, la même nouvelle. Mot pour mot. Seul le nom du personnage principal différait. Patric s’appelait maintenant Pierric. Il lut la nouvelle 6 et au lieu de Chloé qui gagnait des minutes de vie à chaque bonne action, il s’agissait de Mila mais l’histoire, les dialogues, tout y était identique. Sa stupeur s’étira sur la lecture des nouvelles 8, 11 et 20 publiées trois ans auparavant. En tout point semblables à celles qu’il venait de soumettre à Léa. Comment était-ce possible ? Comment avait-il pu oublier ces nouvelles ? Ne pas s’en rendre compte ? Il avait déjà écrit des histoires qui se ressemblaient, il en avait conscience mais il croyait creuser un sillon, déterrer de nouvelles subtilités autour d’un thème connu, poser de nouvelles questions. Mais là…

Plutôt que de sombrer dans la folie, dont il se sentait tout à coup très proche, il résolut d’écrire une histoire. Il piocha dans sa liste d’idées. Des idées originales qu’il notait chaque jour. Il choisit « Un type se reconnaît dans un livre » et commença à écrire. Une heure plus tard, il notait le point final à son premier jet. Il opéra une recherche sur la première phrase et ne trouva aucune phrase identique dans son fichier contenant ses deux-cents nouvelles déjà écrites. Le lendemain, il retravailla la nouvelle, y apporta des modifications notables. Et, saisi d’un dernier doute, il effectua de nouveau sa recherche sur la première phrase. Et tomba sur une nouvelle datant de l’année précédente. Il compara les deux. Identiques, à quelques détails près, fautes de grammaire ou d’orthographe qu’il aurait nettoyées dans sa nouvelle histoire.

Un zombie, un écrivain zombie, voilà ce qu’il était devenu. Condamné à répéter les mêmes histoires. Un boulanger qui vend toujours le même pain ne lasse pas, il sert toujours sa communauté, son œuvre a toujours du sens. Mais un écrivain qui écrit les mêmes mots, toujours ? À quoi bon ? Et pourquoi ? Pourquoi ne pouvait-il plus aller chercher en lui de la nouveauté ? Avait-il cessé de se nourrir du monde ? Était-il devenu si imperméable aux autres et au monde qui l’entourait qu’il en était réduit à plonger en lui pour y récupérer ce qui avait déjà servi ? Sans jamais que la vie y ajouta quoi que ce soit ?

La panique lui grignotait petit à petit sa raison. Il relut des idées récentes et il les retrouva, telles quelles, déjà notées, six mois, trois ans ou cinq ans plus tôt. Il s’enferma alors et relut tous ses écrits, cherchant à identifier les redites. Et nettement, il identifia une date. Le 28 février 2017. Il répétait tout depuis. Personne ne l’avait remarqué car il n’avait rien publié de si récent mais les preuves lui mangeaient les yeux. Même son nouveau roman dont il se gargarisait, n’était qu’une redite exacte du précédent. Il devait appeler Léa, s’excuser peut-être mais surtout, surtout évoquer ce qui lui arrivait avec elle. Elle l’aiderait, elle trouverait une solution :

– Allo, Léa ?

La voix au bout du fil lui parut plus grave.

– Pardon ? C’est une blague ?

– Est-ce que je pourrais parler à Léa s’il vous plait ?

– Ça vous amuse de faire souffrir les gens ?

– Non, mais je… – Je sais ce que vous voulez ! Parlez à Léa. Comme à chaque fois ! Et comme à chaque fois je vous demande de ne plus appeler ce numéro ! Nous n’avons pas gardé son téléphone pour que vous nous harceliez ! Elle est morte, morte et vous le savez très bien, puisque c’est à cause de vous !

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Crédit photo: Atelier-Pixel8

Valery

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Valery

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