Nouvelles Noires

Bleu et brillant comme la peur

Je vous avoue qu’en ce moment, je ne suis pas certain d’avoir envie de lire des histoires comme “Bleu et brillant comme la peur”. Et pourtant, peut-être en avons-nous besoin. Peut-être… 

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Rendez-vous le 22 avril pour la suite.


Je regarde le ciel par la fenêtre et la pureté de son bleu me glace le sang. Il fait beau et j’en tremble.

– Shadan , va chercher ta sœur à l’école, il va être l’heure.

Je souhaiterais acquiescer « Oui, maman » et courir rejoindre ma petite sœur que j’aime tant. Et je songe à cet azur immaculé.

– Il fait si beau, maman !

Ma voix vacille, falsette. Je voudrais réclamer le droit d’asile, imposer mon droit à la tranquillité. La honte me retient de me répandre dans ma peur. Et maman, qui peut-être n’ose pas se représenter le danger qu’il y a à me laisser quitter ce refuge, persiste :

– Si tu ne pars pas maintenant, tu vas rater la sortie. Tu sais bien que je n’aime pas que ta sœur rentre toute seule. Et ne traine pas sur la route !

À quoi bon une injonction à me dépêcher. Si j’entends prendre mon temps pour sortir, une fois dehors, je vais me presser, courir. Ma mère réitère son ordre.

Vaincu, incapable d’affronter le poids du courroux maternel, je préfère miser sur la clémence du ciel bleu. Le danger est là, probable, mais incertain.

Je jette un dernier œil, inquiet. Toujours ce ciel si menaçant. Je me décide et quitte la maison d’un bond. Je cours, songe aux risques, accélère. J’en oublie de regarder devant moi, je cogne sur une pierre et tombe, la tête la première, sans me protéger de la main. Je roule. Le gravier griffe ma joue, le sable s’infiltre, la douleur m’ancre au sol. Je voudrais pleurer, me recroqueviller mais je me retrouve sur le dos, face à l’immensité azur. Je me relève, paniqué, trottine, le visage ensanglanté.

J’atteins le village, je longe un mur, me pose : le ciel est toujours bleu, mais je l’aperçois moins. Je ne suis pas protégé, juste un peu moins en danger. L’ombre, fugace, me trahit, me rejette en pleine lumière. Droite ou gauche, je mets un moment à me souvenir. Gauche. Courir, plus vite. Et tandis que je m’active, me forçant à ignorer le risque, je songe au retour. Ma petite sœur ne sait pas courir, elle trébuche tout le temps. Il faudra marcher. J’aimerais la prendre dans mes bras, mais je ne suis pas encore assez fort. Tous les jours, je me muscle en faisant des pompes, je m’entraine à sprinter, à couvert, pour gagner quelques secondes sur chaque trajet. Mais ce ne sera pas encore aujourd’hui, aujourd’hui la marche s’étirera, infinie.

Et j’en veux à ma mère de nous imposer ce périple quotidien ! La classe de ma sœur va bientôt fermer, comme la mienne il y a une semaine. Plus personne n’envoie ses enfants à l’école. Mais maman a tranché : « L’instruction avant tout, je ne veux pas d’ignares, d’incultes comme votre père ». Et dans un regret, les yeux embués, elle avait ajouté : « Si seulement je pouvais vous apprendre tout ça à la maison, si seulement ».

J’atteins l’école sans m’en rendre compte. Juste à temps. Je m’essuie le visage. Ma soeur sort avec quelques enfants, cherche du regard son petit frère, elle m’aperçoit, son visage rayonnant me réchauffe le cœur. Voilà un soleil sans danger. Elle court vers moi, trébuche, rit, se relève et se jette dans mes bras. Le temps de cette rencontre, les autres parents ont ramassé leurs proches et se ruent chez eux.

– Allez, Neha, on se dépêche.

Elle me considère :

– Pourquoi tu saignes ?

– Je suis tombé. Rien de grave. Viens.

Elle saisit ma main, confiante. Son petit frère est venu la chercher, à treize ans, je suis son protecteur, une armée à moi tout seul. Il ne peut rien lui arriver.

Nous reprenons la marche, j’accélère mais elle rate un pas sur deux. J’en suis quitte pour piétiner à son rythme. Et stresser au mien.

Le ciel menace de son azur. Zig, zag, nous atteignons enfin la dernière ligne droite. Notre maison est un peu éloignée du village. Cela nous oblige à parcourir sept cents mètres à découvert, sans un abri.

La libération se rapproche, la survie est en vue mais tandis qu’elle se montre, nous demeurons les plus vulnérables. Un supplice. Perdu dans mes pensées, c’est Neha qui remarque :

– C’est quoi ce bruit, Shadan ?

Un bruit ? Oui, un bourdonnement. Je lève la tête, balaye le ciel, m’arrête pour observer. Tout va trop vite, je ne repère rien, reprends la marche. Le vrombissement se précise. Il vient vers nous. Et je les vois, ils sont deux, ils foncent vers nous. Cours Neha, cours ! Je tire ma petite sœur, elle tombe. Le sifflement, d’abord discret devient assourdissant, les objets grossissent, menaçants, mortels.

Neha pleure, ne comprend pas. Pourtant je lui ai expliqué déjà, tout le monde lui a expliqué. Mais comment peut-elle accepter à cinq ans que le ciel bleu représente un danger.

– S’il te plait, lève-toi.

Il est trop tard. Je lance un dernier regard à notre foyer. Maman est sur le perron, elle a entendu, elle a vu, elle se rue vers nous.

Pourquoi ? Elle mourra en même temps que nous. Elle éructe, elle court, elle jette des pommes de terre. Quelle folie ! Ils trônent entre la maison et nous. La maison qui nous nargue à cent mètres de là. Je couvre Neha de mon corps :

– Ne bouge pas Neha, ne bouge pas.

Maman hurle :

– J’arrive, j’arrive !

Elle tombe, lance une dernière pomme de terre dans un réflexe. Et les drones fusent, je vois les mitrailleuses pointées sur nous, comme dans un rêve. Avec une acuité surprenante. C’est fini. Le premier drone me frôle, sans tirer. J’aperçois le second, qui infléchit sa course, oblique vers maman. Peut-être vont-ils considérer qu’elle les a attaqués ? À coup de pommes de terre.

Cinq, dix, quinze détonations.

Un vacarme assourdissant, la poussière prend possession de ma mère dans le vent, le bruit et la fureur. Nous nous relevons pour courir en hurlant :

– Maman, maman !

Les deux drones assassins s’élèvent, abandonnent le lieu de leur crime, foncent indifférents vers la ville.

La poussière se dissipe peu à peu, maman git sur le dos. Elle rit. Elle rit de se savoir en vie, de nous voir en bonne santé. Elle rit, et le rire devient dément, fou, malade jusqu’à ce qu’il se transforme en pleurs. Nous nous couchons contre elle, puis, tous les trois sur le dos, dans les bras de notre mère, nous observons le ciel :

– Ce n’est pas encore aujourd’hui que les Américains nous tueront les enfants.

– Mais demain, maman ? je demande avec inquiétude.

Je sens son visage se détendre :

– Demain, nous ne risquons rien, il ne fera pas beau.

Cette nouvelle est dédiée aux enfants Pakistanais tués par les Américains au cours de frappes de drones (entre 172 et 207 décès officiels, vraisemblablement plus), la plupart sous le règne du prix Nobel de la paix 2009.

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Crédit photo: Kamchatka

Valery

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  • Encore une fois, tu m'as malmené, malaisé, sur le fil de l'incertitude jusqu'à la fin, comme toujours. Bravo V.

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Valery

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