Nouvelles Noires

Le peintre de souvenirs

 

Le peintre de souvenirs, la 97e nouvelle noire pour se rire du désespoir est en ligne. 

La version audio est disponible sur Soundcloud mais aussi sur Spotify, Deezer, iTunes ou Youtube,

Rendez-vous le 22 mars pour la suite.


Louis considéra le tableau. Non décidément, cette toile ne ressemblait à rien. Il se détourna pour regarder le peintre. Celui-ci pavoisait, certain que son œuvre emporterait l’adhésion. Ce qu’il devina dans les yeux de Louis le contraria.

– Vous n’êtes pas satisfait ?

Louis sans jeter un œil à la peinture sortit son portefeuille :

– Nous avions dit cinq mille euros en cas…

Et il laissa trainer les mots avant de planter son regard dans celui de l’artiste :

– d’échec. Et cinq cent mille, si vous réussissiez.

Il tendit dix billets de cinq cents euros. Le premier mouvement du peintre fut de jeter ses outils à la figure de cet outrecuidant. Il prit la toile à témoin :

– Enfin regardez, ces couleurs, ces subtilités, la richesse de…

Louis l’interrompit :

– Vous savez très bien que l’enjeu n’est pas là.

Il resta longtemps à considérer le tableau, y cherchant un signe, les larmes lui montant aux yeux.

– C’est un échec mais je ne vous blâme pas. Vous n’êtes pas le premier, vous savez. Pas le premier.

Cette remarque humilia l’artiste en le ravalant au même rang que les autres, tous les autres. Mais il n’était pas un artiste comme les autres.

– Vous ne savez pas qui je suis ! Vous me prenez pour un de ces tâcherons auxquels vous avez fait appel mais je suis un artiste moi, un créateur et…

– Et vous avez échoué comme les autres.

Il n’y avait aucun reproche dans cette phrase, uniquement de la tristesse. Une tristesse dévorante, épuisante.

– Je vous demanderai de sortir maintenant, s’il vous plait.

Le peintre outré d’être congédié après avoir été insulté, partit sans prendre l’argent dans un geste qu’il espérait suffisamment visible. Louis, perdu dans ses souffrances, n’y prêta pas attention.

Il resta figé un long moment, et lorsqu’il revint à la réalité, il se dirigea vers le tableau. Il le prit et l’apporta dans une pièce du sous-sol de sa grande maison. Des centaines de tableaux s’y entreposaient, et le fixaient. Il ferma les yeux. S’il ne pouvait supporter tous ces regards, tous ces échecs, il devait constater l’ampleur de son fiasco, la densité de son malheur et l’utopie de sa quête.

Pourtant, je ne peux pas abandonner. Et il imaginait les défaites à venir tandis que les larmes lui mangeaient le visage.

***

– Bonjour madame, Louis Demetrios.

– Bonjour, répondit la peintre, Cécile De Gavrillac.

Louis avait toujours pensé, sans raison peut-être, qu’une femme serait plus à même de réaliser son rêve. Pas toutes les femmes bien sûr, mais certaines avaient plus de sensibilité, ou disons une sensibilité différente. Enfin parfois. Enfin, il ne savait plus trop. Sur les trois cent quatre-vingt-deux tableaux attendant la mort dans l’entresol, une centaine étaient la création de femmes. Aucun n’approchait un tant soit peu du but.

Mais cette femme-là inspirait Louis. En lui serrant la main, il ressentit une émotion qu’il croyait perdue pour lui. Oui, elle serait peut-être la bonne.

– L’agence vous a indiqué les grandes lignes.

La femme acquiesça et compléta :

– Les grandes lignes que je connaissais car vous êtes devenu une célébrité parmi les peintres.

Louis parut sincèrement surpris. Surement car il avait cessé de s’intéresser au monde extérieur, de s’y projeter.

Cécile le pressentant conclut d’elle-même :

– Un prix de cinq cent mille euros, ça ne court pas les rues dans la peinture. Et même si tous ne se vantent pas d’avoir échoué, ils sont un certain nombre à clamer qu’ils triompheront avant d’arriver chez vous.

– Et vous ? Vous avez clamé ?

En prononçant sa phrase, une évidence le frappa : il pourrait tomber amoureux de cette femme. Surement. Enfin peut-être. Et peut-être qu’elle l’insupporterait dans trente minutes. Que l’idée l’effleura le surprit plus que l’idée en lui-même.

– Non, j’ai trop d’égo pour cela.

– Mais vous êtes là.

– Je suis là.

– Pour l’argent ?

Elle pencha un peu la tête sur la droite :

– Je ne refuserais pas l’argent mais si vous êtes devenu une telle légende, ce n’est pas tant pour le prix que l’apparente impossibilité du défi.

Au mot d’impossibilité Louis blêmit, tout son sang reflua :

– Impossibilité, répéta-t-il, perdu.

Cécile consciente de sa bévue chercha la meilleure sortie, n’en trouva pas, décida de continuer comme si de rien n’était.

– Alors, je connais le principe mais pouvez-vous me réexpliquer avec vos mots ce que vous attendez de moi ?

Et de fait, qu’attendait-il d’elle ? Vraiment ? Un tableau. Un portrait. Des portraits il en possédait trois cent quatre-vingt-deux. Non, ce qu’il espérait n’avait rien à voir :

– Je voudrais que vous me peigniez un souvenir.

Cécile attendit.

– Un souvenir bien précis. Le seul souvenir d’un être cher.

Avec le temps, il avait appris à contrôler sa respiration, pour ne pas fondre en larmes chaque fois qu’il l’évoquait. D’abord il prononçait les mêmes mots, dans le même ordre. Leur charge émotionnelle, si elle ne s’était pas atténuée avec le temps, restait connue, maitrisable. Ensuite, il avait passé de nombreuses heures à méditer, à la recherche d’un rythme de respiration adéquat. Enfin, il ne regardait jamais son interlocuteur, pour ne pas céder à l’émotion qu’il pourrait y lire.

Cécile, soit que ses collègues lui eurent expliqué, soit qu’elle sentit que le commanditaire devait aller au bout de son discours tout seul, l’observait avec patience.

– Je voudrais que vous peigniez mon père, penché sur moi. J’ai cinq ans, je viens de tomber du frigo, je me suis fait très mal et je vais partir à l’hôpital. Mon père vient de me trouver et, et il y a tellement d’amour dans son regard. À ce moment-là, mon père est plus inquiet qu’il ne l’a jamais été mais il a compris que son angoisse ne m’aiderait pas, que j’avais besoin de son amour alors il me regarde avec amour et je suis rassuré, et je crois que tout ira bien et lorsque l’ambulance arrive, il me porte et m’emmène et je revois le visage de mon père, souriant, souriant de tant d’anxiété, d’angoisse et d’amour.

Ici, il marque une pause, car il sait qu’il ne pourra pas aller au bout sans respirer profondément. Il a quarante-sept ans, il a, de son point de vue, vécu sa vie, et chaque fois qu’il a raconté ce moment, il sait que jamais il ne rencontrera la paix tant qu’il ne retrouvera pas le regard de son père.

– Ensuite, lorsque j‘ouvre les yeux à l’hôpital, je découvre le visage déchiré de douleur de ma mère qui s’écroule littéralement sur moi. Je mets longtemps à comprendre qu’elle ne pleure pas sur moi mais sur mon père. Mon père qui était dans la voiture qui suivait l’ambulance. Mes parents surement perturbés par ce qui m’était arrivé, conduisant trop vite pour suivre l’ambulance, se sont encastrés dans un feu rouge, à une époque où les voitures ne disposaient pas d’airbag. J’ai mis longtemps à comprendre que ma mère pleurait la mort de mon père. J’ai mis encore plus longtemps à réaliser que tous les souvenirs de mon père avaient disparu. Qu’il ne me restait que le fantôme de ce dernier regard que mon père posa sur moi. Je sais qu’il est là, mais je ne le trouve pas.

Il interrompit son monologue, comme toujours depuis qu’il avait réglé cette scène, il détournait le regard pour contempler le jardin. Un jardin aussi luxuriant que sa mémoire était sèche.

Cécile, contaminée par l’émotion, laissa passer quelques instants avant de s’enquérir :

– Vous avez bien une photo de votre père ?

Elle connaissait la réponse bien sûr, mais se devait de demander.

– Ma mère a tout brulé le soir même dans un moment de folie.

– Contre votre père ? Pour s’être tué en quelque sorte ?

Louis fit volte-face :

– Non, je ne crois pas non.

– Il doit bien rester des photos, les frères, sœurs, oncle et tante.

– Mon père n’aimait pas poser.

– Mais tout de même.

Et Cécile se surprenait, elle connaissait déjà la réponse à toutes ses questions, sauf à songer que tous les peintres avant elle avaient menti. Tandis qu’elle écoutait Louis, elle ne pouvait s’empêcher d’espérer une autre fin. Un peu comme lorsqu’on lit un bon livre historique. Pas pour elle, le défi l’attirait trop. Pour lui, car elle ne s’attendait pas à une tristesse aussi dévorante.

– Il reste une photo, une seule. Et je veux retrouver le regard qu’il posa sur moi ce jour-là.

Elle retourna la photo que lui tendait Louis, cet homme qui cherchait le regard de son père depuis si longtemps, le regard qu’un père pose sur son enfant. La boule d’excitation et d’angoisse qui se forma dans son ventre l’empêcha de prononcer l’évidence qu’elle connaissait déjà : « Il est aveugle ».

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Crédit photo: Ig0rZh

Valery

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Valery

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