Ça n’arrête plus. Voici donc “Un Suicide Frauduleux”, la 103e nouvelle noire. Elle arrive un mois après Déjà Lu et vous aurez peut-être une impression de déjà-vu. C’est normal, j’ai souvent traité du suicide. Bref, Regina essaye de se suicider mais elle n’y arrive pas.

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– Mais tu vas t’ouvrir saleté d’artère ! gueula Regina. Pour elle-même, car personne n’assistait à sa tentative de suicide.

Parmi tous les moyens à disposition, elle avait tant hésité, qu’elle avait fini par prendre la pire décision. Alors que le pistolet ou les médicaments promettaient une disparition sans douleur ni conscience, elle les avait repoussées. Mourir sans le savoir, sans s’en rendre compte, sans participer pleinement à l’acte lui apparaissait maintenant comme une lâcheté. Pas qu’elle assimila le suicide à une lâcheté dans ce monde malade. Au contraire. Disons qu’elle voulait profiter de chaque seconde. Le psy qui avait empoché une fortune pour la dérouter de ses pensées suicidaires ne méritait pas son argent, concédait-elle tandis qu’elle s’acharnait sur son poignet gauche avec un couteau qu’elle venait d’aiguiser.

Son père lui avait pourtant souvent rappelé : « il faut affûter les couteaux régulièrement pour qu’ils gardent leur mordant ». Une fois de temps en temps, quand on en a besoin, ne suffisait pas. Au contraire, frotter la pierre sur une lame parfois trop émoussée pouvait accentuer sa faiblesse. De fait, la lame pénétrait la peau petit à petit mais la souffrance qu’elle endurait l’empêcherait d’arriver jusqu’à l’os. Un sourire la prit lorsqu’elle comprit que si elle continuait, elle ferait sûrement un arrêt cardiaque avant d’entamer l’artère.

Elle en était là de ses réflexions lorsque, peut-être parce qu’elle remuait le couteau machinalement, peut-être car elle força plus, la peau craqua, sembla renoncer et d’un mouvement le couteau pénétra l’épiderme et sectionna l’artère. L’artère ulnaire précisément. Deux artères passent dans le poignet. Il suffit d’en couper une pour que la mort se présente dans les trois minutes. 

Le sang giclait à gros flots d’un liquide noirci, le sang des artères brille par son impureté. Regina prit conscience de son geste, souffla de soulagement et articula, toujours pour elle :

– J’espère que cette fois-ci, c’est la bonne.

Elle fondit en larmes :

– S’il vous plait ! Faites en sorte que ce soit la bonne. Je n’en peux plus.

Et tandis que la vie la quittait, elle respirait avec calme, satisfaite, heureuse.

– Enfin, murmura-t-elle tandis qu’un pli d’inquiétude barrait son front.

***

Régina ouvrit les yeux. Quelques secondes passèrent puis une panique totale la submergea. Elle prit conscience de la réalité.

– Oh non, pas encore !

Elle chercha à identifier la pièce où elle se trouvait. Mur blanc, sol et plafond blanc. Toujours la même pièce.

– Pas cette fois-là aussi !

Les larmes qui coulèrent sur ses joues ne provenaient pas d’un excès de douleur mais d’une lassitude infinie, d’une angoisse absolue.

Elle connaissait la suite, elle comprenait l’inutilité de ses pleurs mais ne pouvait plus s’arrêter.

Elle renifla encore :

– Pitié, un peu de pitié !

Elle le murmura sans intention, sans destination.

Enfin, après plusieurs heures, pas moins, qui lui parurent une éternité, une autre, elle cessa de pleurer. Sa respiration ralentit, reprit un rythme normal.

– Ça ne finira jamais.

– Seul Dieu décide de la vie et de la mort, vous n’avez pas voix au chapitre. Le suicide est un péché mortel ! 

La voix, sortie de nulle part, de partout, lui vrilla le cerveau.

Encore. Toujours le même scénario.

– Mais si c’est un péché mortel, tuez-moi ! Tuez-moi, je ne demande que ça !

Un silence. Comme à chaque fois. Pour casser le rythme. Lui signifier qu’elle ne décidait ni du sujet ni du tempo.

– Dieu décide. Dieu n’autorise ni ne tolère le suicide.

– Mais c’est pas Dieu, c’est vous bande de dégénérés !

Un silence, encore. Plus long.

– Dieu dans son infinie sagesse nous a dotés des outils nous permettant d’appliquer sa volonté.

Régina observa son poignet gauche : intact.

– Mais combien de fois vous allez me faire repousser ? Combien de fois !

Silence.

– Et si je me fais sauter, hein si je me faisais exploser ! 

Silence.

– Salauds.

– Dieu décide, vous obéissez.

Ils allaient faire repousser son corps encore et encore. Toute tentative de suicide se soldait par la régénération d’un nouveau corps et l’injection de la dernière sauvegarde cervicale.

Régina venait de rater sa douzième tentative. Elle n’avait jamais été plus loin du succès. La vérité aurait dû s’imposer à elle : le suicide n’était plus une option. Mais l’humain, mortel ou immortel, s’il cultive de nombreux défauts, a toujours été paré d’une vertu fondamentale, souvent destructrice parfois créatrice : l’obstination.

Régina depuis que son fils avait péri dans un dataccident, seule manière de périr aujourd’hui, ne désirait qu’une chose : disparaître, mourir, oublier. Autant de choses impossibles dans son monde. Essai après essai, elle persévérait, inutilement, dans l’espoir d’un raté, d’une lassitude, d’un grain de sable dans la machine.

Cette douzième tentative sonnait le glas de son espoir. Elle se remit à pleurer, des heures durant, des jours peut-être.

***

– Bonjour Régina.

Elle observa l’inconnu. Quelconque. Médiocre peut-être. Aucun intérêt sûrement.

– Laissez-moi, je ne suis pas d’humeur.

L’autre ne se départit pas de son sourire :

– Vous êtes exactement de l’humeur qui convient. Pas bonne, mais appropriée.

Alors qu’elle allait l’envoyer paître, la remarque titilla sa curiosité. Ou peut-être était-ce cet air satisfait que l’inconnu affichait.

– De quoi parlez-vous ?

Toujours neutre :

– De ce que vous vivez.

Une phrase sibylline, qui voulait tout dire et rien. Mais la posture de l’homme fonctionnait. Énigmatique. D’où sortait-il ?

– Vous n’êtes pas croyante, mais si vous l’étiez, vous seriez certainement d’accord pour convenir que la vie éternelle est un cadeau du malin.

Il y avait de l’ironie dans la voix mais elle ne put s’empêcher de rétorquer :

– Vous n’allez pas m’emmerder avec vos bondieuseries !

À quoi l’homme, serein, répondit :

– Ce sont plutôt les bondieuseries qui nous emmerdent, non ?

La formule la décida, un déiphile n’aurait pas pu prononcer une telle phrase. Même les espions du culte observaient des préceptes qui les trahissaient sans détour.

– Oui, ces bondieuseries nous emmerdent ! Elles nous pourrissent… la mort.

Le sourire de l’inconnu s’élargit :

– Et si je vous disais qu’il y a une solution, un moyen de quitter cet enfer ?

L’espoir que Regina pensait inaccessible à jamais l’enveloppa d’un confort moelleux, et en dépit de toute logique, elle demanda :

– Vraiment ?

– Vraiment. Seulement, comme tous les grands problèmes de l’humanité, la solution ne peut être que collective.

Collective ? Oui, très bien, pourquoi pas ? Régina n’ignorait pas qu’elle n’était pas seule à se débattre dans cet enfer.

***

– Tu es prête ?

Oui, non, peut-être, comment savoir ? Qui peut se préparer à l’impensable ? Qui peut porter, supporter, accepter ce choix ? Non, bien sûr que non elle n’était pas prête !

– Tu es prête ?

Elle se remémora toutes les tentatives de suicide, l’avant, l’après, le désespoir total qui suivait chaque échec, chaque fois plus intense, plus entier, comme si la misère se reproduisait.

– Je suis prête. 

Elle songea à l’alternative. Puisque les déiphiles ne permettaient plus la mort individuelle, très bien. Mais qui peut empêcher la mort d’une espèce entière.

– Je suis prête.

Et elle enclencha le mécanisme avec soulagement, un soulagement aussi grand que l’horreur qu’elle venait de commettre.

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Crédit photo: luismmolina

Valery

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Valery

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