Nouvelles Noires

Paaaris sera toujours Paaaris

Plus de trois mois sans rien publier, ça ne m’était pas arrivé depuis, pfff, depuis bien longtemps. Me revoilà donc avec une nouvelle urbaine, pour ne pas -trop- changer.

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Rendez-vous bientôt pour la suite.


– Cette satanée ville vient encore de me paumer ! gueula Marcus alors que la ruelle qu’il prenait habituellement pour rentrer chez lui s’éloignait à une vitesse rédhibitoire.

Cette pratique consistant à modifier les parcours épuisait Marcus. Il savait que Paaaris s’engageait à des altérations maitrisées, ne repoussant pas un logement de plus de dix minutes par jour, appliquant des règles d’une complexité effarantes pour garder un sens commun à la cité. Malgré tout, chaque fois que son trajet s’en trouvait bouleversé, c’est-à-dire toutes les semaines, quand ce n’était pas plus, il pestait.

– Pourquoi vous entêtez à retenir un itinéraire ? perçut-il dans son implant cortex.

– Pourquoi, pourquoi, parce que j’aime marcher en sachant où je vais, voilà pourquoi !

– Votre contrôleur Paaarisien ne comprend pas l’utilité d’une telle démarche. Prenez à droite sur 47 mètres, puis tournez à gauche, avancez sur 375 mètres, la porte de votre logement s’ouvrira à votre passage. Mieux, montez dans le premier véhicule. Ou faites-vous droner.

Marcus adorait se perdre dans une ville, y déambuler par choix ou flânerie, pas à cause d’un algorithme malade mélangeant les rues au gré de ses intérêts opaques. Avec ces changements incessants, la configuration de Paaaris se trouvait fondamentalement modifiée. Dans un monde où le travail, lorsqu’il subsistait, s’effectuait à domicile, les logements mobiles représentaient une idée de génie pour certains pontes.

Marcus y voyait un syndrome de la folie qui régnait.

– Un drone Amazon desservira votre trottoir dans 37 secondes, activez l’amarrage et vous serez chez vous dans une minute trente.

– Mais je ne veux pas me faire droner, je veux marcher ! persista Marcus.

Lorsqu’il passa devant son immeuble, qu’il reconnut à peine, la porte s’ouvrit, grâce à son implant toujours. Aussi énervé que soulagé, il pénétra dans le hall.

« Entrez dans l’ascenseur. », ordonna une voix inodore, incolore.

Il obéit. L’ascenseur démarra, monta, encore.

« Neuvième étage, vous êtes arrivé ».

Neuvième étage ? Marcus habitait au cinquième !

– La politique de mixité sociale de la ville impose des nouvelles normes. Ce qui est bon pour tous est bon pour vous.

– Quel est le rapport ? gueula Marcus. À 50 000 crédits le mètre carré, vous croyez vraiment que ceux du neuvième sont plus pauvres que ceux du cinquième ? Vous êtes complètement con !

– Attention, vous avez épuisé votre lot d’insanités pour la journée. Encore un débordement et nous serons obligés de vous couper la parole.

Marcus baissa les épaules. À quoi bon lutter ? La ville dominait tout, décidait tout. L’emploi tournant, le logement, que Marcus découvrait mobile également, les immeubles rampants et les rues fugitives. L’implant permettait à un humain lambda de rester connecté quoi qu’il arrive, avec son appartement, ses amis, son boulot, sans se poser de questions : « Prenez à droite. », « Tourner à gauche. », voire même plus souvent dronage sur place. Marcus voulait maitriser un peu sa vie, ses choix. Son insistance lassait ses proches et sa ville, mais que pouvait-il faire sinon continuer ? Renoncer ou mourir ?

Il pénétra dans son logement aux dimensions standards : cinq mètres sur cinq pour une personne seule. Maintenant que son appartement bougeait, il comprenait mieux cette obligation de respecter des tailles communes.

Une icône s’afficha sur son écran rétinien : un voisin souhaitait se présenter. Voilà un reste du 21e siècle dont il se serait bien passé. Marcus n’osa pas faire le mort, d’autant que l’importun connaissait son statut, sa position. Il activa l’ouverture de la porte :

« Bonjour ».

Le bonjour était arrivé dans son implant alors que la porte était encore fermée. Très pénible pour Marcus. Il patienta et quand la porte eut fini de coulisser :

– Bonjour.

L’homme qui lui faisait face lui inspira un sentiment mitigé. Il était beau, assurément, mais ses yeux ne dégageaient rien.

– J’ai vu que nous étions voisins, et je pensais qu’on aurait pu apprendre à se connaitre, lança-t-il avec un regard aguicheur.

Marcus se reprocha de laisser autant de traces dans le net, dans la ville. Il devait y avoir moyen d’être homo sans se faire emmerder jusque chez soi.

– D’où vous êtes mon voisin ? Mes trois voisins, je les connais et…

– Non, mais avec la rotation. Je viens d’arriver.

Fatigue.

– Écoutez, je ne suis pas d’humeur.

L’homme afficha un dépit théâtral, se reprit et blâma Marcus pour son insensibilité sous un angle qu’il imaginait porteur :

– Vous savez que la solitude est très mal vue à Paaaris. Et avec ces nouvelles rotations, allez savoir où je serai demain. Nous n’avons pas de temps à perdre. Et ça fait partie de votre devoir de citaaadin de contribuer à l’amélioration des conditions de vies de vos concitoyens.

Ce discours, récité un œil sur son interlocuteur, un autre sur son prompteur rétinien acheva de convaincre Marcus :

– Vous êtes envoyé par la ville ?

– Non, non, je…

– Alors, allez mourir. J’ai pas besoin qu’un tas de briques, de pierre et de mortier décide pour moi qui je dois voir ni quand. Je vous aurais bien mis un petit coup rapide pour atténuer votre solitude, mais pas sur commande, pas comme ça. Remballez et caltez !

Le mélange novlangue argot perturba l’homme, mais le visage de Marcus, ses intentions lui parurent claires, aussi recula-t-il en affichant son air le plus désapprobateur. Marcus claqua la porte et attendit que son rétécran lui signifie sa punition : « Votre contribution à la ville a encore baissé. Vos points vont bientôt passer en négatif. Voici les actions que Paaaris vous propose pour vous réhabiliter : rencontre d’amateurs de vin, soirées gays au dépôt, déménagement, restaurant table d’hôte ou rollerblade. Bien sûr, vous êtes libres de suggérer d’autres activités ».

Il aurait bien agoni cette machine diabolique. Combien d’eurocrédits aurait-il engloutis dans cet éclat de colère inutile ? Tout ça pour finir muet ce soir. Il se promettait depuis si longtemps d’inventer son propre langage, ses propres insultes. Mais chaque fois qu’il s’y mettait son implant l’abreuvait de publicités et ses maigres réserves ne suffisaient pas à le désactiver.

– Ok, je me casse, je sors.

En marchant dans la ville, en étant confronté à tous les panneaux publicitaires, il regagnerait des points de blocking et pourrait peut-être lire trente minutes sans être interrompu. Lorsqu’il émergea de son immeuble, il regarda autour de lui, dédaignant le taxi et le drone qui patientaient. Où se trouvait-il ? Son immeuble avait encore changé de place pendant son bref passage chez lui. Cela devenait intenable. Il commença à marcher, sans but. Il se sentait parasite dans cette ville en mouvement. Pour réorganiser les artères, rues, boulevards, les passants, les voitures gênaient. Des algorithmes complexes, des altérations subtiles obligeaient les piétons à emprunter des chemins, des côtés de trottoirs mais plus ils étaient nombreux, plus la ville devait imposer de contraintes, produire des efforts nouveaux. Et la ville, comme le reste du monde, n’aimait pas les efforts. Alors elle paraissait se venger de ses habitants, des plus retors en tous cas. Marcus n’en avait cure et en payait le prix : il se baladait au petit bonheur la chance, tombait sur une place inconnue, ne la retrouverait jamais parce qu’il refusait de noter les coordonnées GPS internes des lieux qu’il rencontrait, sauf contraint et forcé.

Alors qu’il passait devant un café bondé, il observa la terrasse débordant de jeunes, reliquat d’une époque révolue. Marcus les voyait, exhubérants, riants et pourtant il n’entendait rien. Le bruit n’existait plus à Paaaris, les riverains qui avaient tué petit à petit les centres villes avaient dû battre en retraite. La ville filtrait les nuisances sonores, les absorbait ou les reroutait. Quel spectacle que ce film muet ! Il continua sa marche, sans prêter attention à tous les messages publicitaires affichés par son implant, dès qu’il passait à proximité d’une devanture d’un magasin.

Il avait prévu de tourner à droite Place des Victoires, s’il la trouvait. De fait, heureux comme un enfant qui partage un secret dont il est le seul dépositaire, il tomba sur la Place des Victoires mais ne put y pénétrer. Un nuage de pollution clignotait et son implant ne le laissa pas entrer dans la zone.

Profondément lassé par la vie dans la ville, par ce qu’il considérait comme une ingérence permanente, il prit une décision : partir. Ne plus accepter l’inacceptable, ne plus permettre à des rouages, du silicone et des transistors de décider de sa vie. Tant pis, lui, le citadin par excellence, il partirait. Et il raconterait, il lutterait, à distance contre la tyrannie urbaine.

Sa résolution arrêtée, il fit demi-tour, mais Paaaris avait déjà modifié sa physionomie. Il passa devant un piéton qui lui parut faire un malaise. Sa nature le poussa à lui porter assistance, mais la ville ne l’entendait pas ainsi : trop de personnes sans connaissances médicales agissaient sans précaution causant plus de dommages qu’autre chose. Lorsque Paaaris détectait un malaise, et elle les détectait tous, drones et robots médicaux intervenaient dans l’instant, empêchant les badauds de prêter secours. Une frustration de plus.

Ville maudite, pensa Marcus alors qu’il cherchait le chemin du retour. Droite, gauche, gauche, droite, Marcus ne progressait pas d’un iota et il songea que la ville se réinventait plus rapidement que jamais. De guerre lasse, il accepta que son implant GPS le guida. Sans succès, car la voix refusait de l’orienter. Il crut à une panne, rarissime. Il testa d’autres fonctionnalités, tout semblait normal. Au fil des deux heures de déambulation qui suivirent, l’angoisse le gagna, par vagues successives, lentes et presque douces mais comme la marée, inarrêtables.

Il voulut acheter à boire dans un magasin, mais là aussi, on lui interdit l’accès, et dans le bar d’après également. Personne ne lui demandait de sortir, trop malpoli non, simplement son implant ne lui permettait pas de franchir les portes. Eut-il réussi à passer outre les défenses que son implant lui eut vrillé le cerveau.

Maintenant sincèrement paniqué, il continua à errer, des heures durant, retombant sur des rues qu’il avait déjà arpentées deux, trois ou quatre fois ce jour-là. Après douze heures à marcher, sans but, sans comprendre ce qui lui arrivait, ni pourquoi, et alors que le jour pointait, il s’écroula. Il gisait sur un trottoir, attendant les urgences. Il comprit tardivement que le drone funèbre emplissant son champ de vision lui était destiné.

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Crédit photo: Irina Jonsson

Valery

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Valery

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