Cinq mois de silence plus tard, je publie enfin la 100e nouvelle noire pour se rire du désespoir. Un peu plus de 6 ans après la première, “La dent“. Une nouvelle sans autocensure, où je m’étais tout permis. Vous jugerez. Quant à la 101, je ne sais pas quand elle sortira, d’ici là, bonnes lectures. 

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L’infirmière observait la vieille dame sur le lit. Sa souffrance lui réchauffait le cœur. Tandis qu’elle comptait les rides de douleurs qui apparaissaient une à une sur le visage de sa patiente, elle sourit de satisfaction. Sarah se retourna pour vérifier que personne ne prêtait attention à elle. Elle se pencha au-dessus du lit et, avec application, forma le visage le plus démoniaque dont elle se pensait capable. La vieille n’allait pas tarder à se réveiller, à chercher un support, un soutien pour la sortir des ténèbres d’angoisses et de peur où elle baignait chaque jour un peu plus longtemps, un peu plus douloureusement.

La grand-mère enfin ouvrit les yeux comme on ouvre la bouche pour respirer après un séjour trop prolongé sous l’eau. Ses yeux seuls la reliaient au monde des vivants, et alors qu’elle reprenait conscience, elle concentra son attention sur cette tête penchée au-dessus d’elle. Cette tête hideuse, ce sourire si contradictoire, si annonciateur de souffrances ! Elle voulut fermer les yeux, mais Sarah lui poinçonna les ongles à l’aide d’une aiguille. Elle bloquait sa main et inséra l’aiguille sous son ongle. La vieille rouvrit les yeux, comme si elle pouvait appeler du secours de cette manière. Sa bouche forma un grand « O » mais rien n’en sortit, rien ne pouvait en sortir qu’un râle annonciateur de la mort, ultime étape à accomplir pour cette femme. Sarah ne l’ignorait pas et en jouait. Et ce jeu augmentait sa jouissance.

Quel bonheur elle éprouvait à faire souffrir cette femme. Par moment, elle craignait de se perdre dans cette joie. Chaque jour, elle cherchait avec une ardeur, une inventivité et une abnégation de nouveaux moyens d’augmenter les douleurs de sa victime. Et chaque nuit, après avoir déployé son arsenal de supplices, elle rejouait les meilleurs moments avec une satisfaction grandissante, et préparait les sacrifices à venir avec excitation. Où cela s’arrêterait-il ? Elle en venait à craindre la mort de la patiente. Lui faudrait-il trouver un autre cobaye après celle-là ?

Mais chaque jour, lorsqu’elle se présentait au domicile de sa proie, elle la trouvait, allongée, sur le dos, les yeux au plafond, ou endormie. Et elle sentait des frémissements de plaisirs coupables lorsque la vieille prenait conscience de sa présence. Une horreur infinie qui pourtant ne cessait de grandir. Les témoignages concordaient : l’insoutenable dans la torture tenait plus à la peur qu’à la douleur. Cette peur qui s’insinue vingt-quatre sur vingt-quatre, qui transforme chaque bruit, chaque grincement, chaque mot, en promesse d’un supplice. La peur de la souffrance, plus puissante et plus douloureuse, que la souffrance elle-même. Quel tour de magie de quel dieu vicieux avait rendu possible cette folie ? Sarah l’ignorait mais elle en profitait. Jour et nuit. Car elle savait, pour avoir veillé plusieurs fois sa patiente qu’elle vivait dans la peur, que Sarah soit présente ou pas. Sarah régnait sur sa proie, par sa présence et chef-d’œuvre de perversité, par son absence.

En ce jour unique, anniversaire d’un des succès phares de l’ancêtre, Sarah songea qu’elle devait administrer un traitement à la hauteur de l’évènement. Un geste qui repousserait les limites du martyr, odieusement, et surtout, qui par sa nature, serait simple à répéter, afin que la vieille comprenne qu’il pourrait advenir à n’importe quel moment. Elle avait cherché, cherché et cherché encore. Des heures passées sur internet à identifier le plus horrible, le plus indicible. Elle pensait avoir trouvé.

– Allez, madame, il faut prendre vos gouttes pour les yeux.

Aucune réponse verbale évidemment. Mais le visage, où se dessinait de nouvelles mers de rides et d’anfractuosités, où les yeux papillonnaient comme des fragments de son âme à la recherche du moindre espoir, hurlait : « Non, pour l’amour de Dieu, laissez-moi, pitié, pitié ! ». Et Sarah qui lisait ce visage parcheminé comme un livre ouvert répondait, elle aussi avec ses yeux : « parce que tu as déjà fait preuve de pitié dans ta vie, vieille salope ? » et elle lâchait une goutte dans ces yeux qui avaient assisté à tant d’horreur. Et la vieille sur le moment, ressentait un soulagement immense. Ses yeux secs nécessitaient ces gouttes une trentaine de fois par jour. Sarah les remplaçait parfois par un composé de son invention, composé qui remplissait le même usage. Au début. Ensuite, sans que les yeux abimés ne rougissent, la vieille ressentait des démangeaisons, des brulures dans les yeux, des brulures à la rendre folle. Sarah lui administrait ces gouttes maison, suffisamment souvent pour que sa patiente les redoute en permanence, pas assez pour que quelqu’un de l’extérieur ne s’en rende compte : la pauvre vieille, elle fait des crises si souvent, qu’est-ce que vous voulez.

Sarah prenait un risque. Bien qu’elle agisse toujours avec précaution, qu’elle n’hésita jamais à repousser un geste sadique à plus tard, elle savait qu’il ne serait pas si compliqué de la percer à jour. La facilité d’ailleurs avec laquelle elle pouvait opérer ne cessait de la surprendre, et de l’inquiéter. Elle finirait pas s’oublier, aller trop loin. Et alors, les foudres de sa victime s’abattraient sur elle. Comme elles s’étaient abattues sur tant de gens avant.

Vieille salope !

Aiguilles, gouttes, ces deux tortures laissaient peu de traces, pour ceux qui ne voulaient pas voir et qui voulait réellement voir l’état de cette vieille dame de quatre-vingt-six ans, affaiblie par la maladie et par un récent accident cardio-vasculaire ? Personne. Pas au point de prêter attention à tous les signaux qui dénonçaient Sarah.

Alors elle continuait. Elle ne touchait pas à la nourriture, trop dangereux. Mais les raffinements ne manquaient pas : lorsqu’elle lui peignait les cheveux, elle tirait toujours un peu trop fort. Lorsqu’elle lui coupait les ongles, elle allait un peu trop loin, jusqu’au sang. Une nuit, alors qu’elle était seule, qu’elle savait avoir une heure devant elle, elle s’était décidée pour une de ses manœuvres les plus vicieuses.

Elle avait relevé le pyjama de l’octogénaire. D’une main, elle lui caressait le visage, pour la rassurer. La vieille savait que ce geste témoignait de la bienveillance. De l’autre main, Sarah avait cherché le vagin, puis le clitoris. Sarah se régalait d’avance de la panique de sa proie, de l’enfer de questionnement, d’inquiétude qu’elle allait traverser. Elle lui avait caressé le clitoris, comme pour la faire jouir. La vieille aurait pu faire un arrêt cardiaque ce jour-là. Sarah ramena son doigt quelques instants plus tard, résista à la tentation de le lécher. Le piment qu’elle avait déposé dessus l’aurait brulé. Elle continua à la flatter, une main sur le visage, une sur le clitoris en feu. Désormais cette salope associerait toujours ce geste tendre à une souffrance indicible. Sarah n’ignorait pas que le réconfort que ses proches lui témoignaient passait toujours par les caresses au visage

Ironie suprême : cette manœuvre diminuait les chances de se faire attraper : la vieille se mettait dans ses états de panique à tout moment, quelles que soient les personnes présentes. Il devenait encore plus difficile d’en déduire l’origine.

Sarah, lorsqu’elle rentra se coucher, vers dix heures du matin, dormit comme un bébé. Elle se leva comme une fleur. Et les trois semaines qui suivirent comptèrent parmi les plus belles de sa vie. Son inventivité avait créé un enfer, véritable, presque tangible. Elle songea avec peine que cela devrait s’arrêter un jour. Au moins, elle aurait profité. Et de fait, le 8 avril 2013, en se levant vers dix-sept heures, avant d’aller prendre sa garde de nuit, elle alluma la télé :

« Margaret Thatcher est décédée ce matin, d’une attaque ».

Sarah sourit, d’un mélange de tristesse, de joie et de fierté. Elle avait un peu vengé tous les pauvres, tous les mineurs, toutes les petites gens que la Thatcher avait écrasés, broyés, méprisés pendant autant d’années.

Un seul regret, que cela n’ait pas duré plus longtemps.

Qu’elle n’ait pas pu la faire souffrir autant qu’elle le méritait, la vieille salope, la monstre.

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Crédit photo: Lpettet

Valery

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Valery

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