Après une longue pause de onze mois, me revoilà avec la 101e nouvelle noire pour se rire du désespoir. Un classique puisqu’il y a de l’anticipation, que c’est la merde et qu’il y a Hitler dedans. 

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Assassiner Hitler sauverait tellement de vies qu’Amadeus ne parvenait pas à justifier son hésitation. J’y vais ou j’y vais pas ? continuait-il à osciller devant les résultats pourtant limpides de la simulation. Son incompréhension totale des voyages dans le temps le desservait, mais les chiffres ne mentaient pas. Et puis il n’avait pas œuvré depuis si longtemps pour reculer au dernier moment. Les règles sur les excursions temporelles, aussi strictes qu’opaques, laissaient peu de place au doute : s’il ne saisissait pas sa chance aujourd’hui, la prochaine fenêtre s’ouvrirait sur son cadavre. Mais la pression l’écrasait, le poids des vivants à sauver et des morts à épargner l’accablait. Quand bien même il se convaincrait du bien-fondé de sa mission, et il comprenait qu’il en prenait le chemin. Restait l’exécution. Pourquoi obligeait-on les chercheurs à effectuer eux-mêmes les tempo-ajustements ? Pour éviter les mauvaises surprises ? Parce que libérer un psychopathe dans les couloirs du temps ouvrait des pans d’incertitudes dont personne ne voulait mesurer l’étendue ? La logique apparente de toutes ces contraintes ne rassurait que peu Amadeus sur la suite, mais enfonçait le dernier clou du cercueil de son refus.

Résigné, il sélectionna la date sur son cadran : 30 janvier 1942. Trois semaines avant l’arrestation de Beppo Römer, un militant communiste qui avait participé à plusieurs tentatives d’assassinat d’Hitler. Ce diable d’Hitler avait échappé à tous les pièges, tous les traquenards avec une chance qui inquiétait Amadeus tant elle luisait d’une irrationalité menaçante. Les consignes de son voyage, précises et a priori implémentables le rassuraient un peu. Rien qu’un peu. D’abord sauver Beppo Römer. Le reste suivrait. Il aurait préféré tuer Hitler de ses mains, mais les conséquences d’une telle ingérence sur la ligne temporelle s’avéreraient plus catastrophiques encore que la survie du dictateur. Amadeus ne connaissait personne de plus dangereux à part Reinhard Heydrich, son futur numéro deux… Le chercheur allemand pressa le bouton rouge, réminiscence ridicule d’un passé où toute décision définitive s’incarnait dans ce geste.

Amadeus apparut dans un Berlin coloré : du rouge et du noir partout. Beaucoup plus qu’il ne l’aurait cru. Pourtant sa première impression se limita à : Je vais vomir. On ne déplace pas les lignes du temps impunément. La nausée s’accompagnait d’un dérèglement des boyaux infernal. Il avisa une brasserie, y pénétra telle une balle et bouscula un nombre non négligeable de clients. Idéal pour passer inaperçu, se désola-t-il. Après avoir récupéré, il considéra sa tenue : son déguisement frôlait la perfection. Même tissu, même coupe. Rien à craindre de ce point de vue là. Prochaine étape : manger pour se requinquer et trouver la détermination pour préparer le meurtre de Felix Rasch, ce fumier de gestapiste responsable, entre autres, de la chute de Beppo Römer.
Car Amadeus n’ignorait pas que la mort de Hitler dépendait entièrement de la disparition de Rasch. On ne jouait pas directement avec le futur et les lignes de force qui régissaient le temps n’auraient jamais autorisé – sans que personne ne comprenne vraiment pourquoi ni comment – qu’un petit scientifique du vingt-et-unième siècle revienne en 1942 pour assassiner Hitler. Impensable. Par contre, éliminer Rasch, pour qu’il n’arrête pas Römer et que celui-ci puisse piloter l’exécution du nain sociopathe – la piloter et non la mener, cela passait très bien sous les radars du temps. Encore devait-il suivre un plan précis, demandant une réalisation minutieuse. Intercepter Rasch le lendemain de son arrivée et avant que celui-ci ne révèle l’ampleur de l’attentat planifié par la section de Römer.

Amadeus se restaura dans cette brasserie qui pouvait accueillir jusqu’à cinq cents personnes. Une géante pour Berlin, une naine pour Munich où près de quatre mille nazis s’entassèrent au Bürgerbräukeller le 8 novembre 1939, le funeste jour de la tentative d’attentat ratée de Georges Elser. Hitler ou la chance du diable. Amadeus se régala autant des saucisses que de l’ambiance. Pas qu’il goûta la promiscuité de ces brutes atteintes d’un tremblement nerveux du bras droit qu’ils levaient régulièrement en signe de soumission au Führer. Non, mais en tant qu’historien, il se nourrissait à la source et le nectar l’enivrait par sa richesse. Il resta plus longtemps que prévu dans la brasserie, se trouva pris à parti par quelques sales types qu’il imagina être d’anciens SA, futurs SS. Allez savoir. Enfin, il se retrouva dans les rues de Berlin et se dirigea vers l’adresse dont il savait qu’elle se révélerait inoccupée. Il s’engouffra dans l’immeuble, monta au troisième étage, força la porte droite en arrivant sur le palier. Il connut la plus grande frayeur de sa vie lorsqu’il crut pénétrer dans un appartement habité. Les renseignements ultras précis des simulations n’empêchaient pas les erreurs d’interprétation. Rassuré, il put s’allonger et dormir, tout en songeant à sa mission du lendemain et au nombre incalculable de vies qui dépendaient de son succès.

Il émergea dans un état second : revigoré par une courte mais solide nuit de sommeil, assailli par le doute et la peur de l’échec. Il se morigéna : la mission d’abord, les incertitudes ensuite. Il consulta sa montre, d’époque, comme tout son équipement : huit heures cinq. Parfait. Il se doucha, et prit la direction de la brasserie où Felix Rasch avait ses habitudes. Une brasserie érigée en face du siège de la Gestapo, le dernier endroit au monde où vous souhaitiez prendre un verre ou manger sans être SS, gestapiste ou nazi convaincu. Vers midi, Rasch se présenterait pour déjeuner avant d’aller consulter ses dossiers pour décider de la suite à donner quant au groupe de résistants pilotés par Römer. De manière surprenante, la mort de Rasch désorienterait la section de Römer dans son ensemble pendant un laps de temps très court certes, mais suffisant pour qu’elle puisse se réformer, disparaitre pour mieux mener son plan à exécution quatre mois plus tard.

Amadeus commanda une bière, pour se fondre dans le décor. Même si leur Führer exécrait l’alcool, un verre d’eau aurait attiré l’attention. Installé au comptoir, il observait la disposition, questionnant la pertinence de son plan. Comment verser le poison dans la chope de Rasch ? Les barmen déposaient leurs consommations sur l’énorme comptoir central. Les serveurs s’en saisissaient pour les amener sur les tables. Les verres restaient sans surveillance pendant quelques instants. Sans surveillance ne voulait pas dire, sans que personne ne regardât. Et au vu du débit de l’endroit, il était pratiquement impossible d’identifier la destination d’une consommation. Certes, le poison se présentait sous la forme de toutes petites boulettes très discrètes qu’il aurait pu lancer dans plusieurs verres – tuer cinq ou dix nazis de plus ne lui aurait pas déplu, mais il ne pouvait empoisonner toute la brasserie. S’il ne comprenait pas tous les tenants et aboutissants de son voyage, ou de ses paramètres, il savait que trop de modifications desserviraient sa mission.

Il attendit au comptoir, espérant une illumination. Rasch pénétra dans la brasserie à midi, comme indiqué, commanda une chope de bière, un schweinebraten et s’assit à sa table, dans un renfoncement. Il sortit une serviette dont il extirpa des documents qu’il parcourut avec une avidité suspecte.

Une place se libéra à côté de lui. Amadeus se rua vers la table, conscient que la méthode manquerait de finesse et le pousserait à risquer sa vie se rassura comme il pouvait : même arrêté et exécuté, le paradoxe temporel qui voulait qu’il ne puisse accomplir son destin puisqu’il serait mort cent ans avant d’être né ne fonctionnerait pas. Incompréhensible mais confirmé par tous les scientifiques temporels.

Alors qu’il s’apprêtait à accomplir sa mission de la manière la plus grossière, dangereuse qui soit, il s’interrogeait : comment peut-on tout planifier aussi précisément pour finir par bricoler un stratagème si aléatoire ?

Sans réponse, alors qu’il arrivait au niveau de Rasch, il trébucha, poussa un cri qui détourna l’attention du SS, tomba sur lui, non sans avoir lâché ses boulettes dans sa chope.

Rasch repoussa Amadeus fermement, l’insulta rageusement. Dans un lieu aussi bruyant, l’altercation passa quasi inaperçue mais Amadeus sentait la sueur s’écouler sur sa colonne vertébrale. Il balbutia des excuses. Rasch constatant que ses papiers étaient intacts se radoucit – pour peu qu’un SS puisse se radoucir. Il marmonna quelques mots peu amènes et se détourna. Amadeus transpirait maintenant comme un bœuf, mais devant le retour du calme, il ressentit un début d’érection. L’érection se confirma, à sa plus grande surprise, tandis qu’il observait Rasch ingurgiter sa bière.

Il ne pourrait pas assister au décès de sa cible, mais il doutait que ce meurtrier puisse survivre à une telle dose de poison. Amadeus commanda une autre bière, en recommanda une, pour fêter la victoire. Il lui restait vingt-quatre heures à passer dans ce Berlin nazifié, le temps de vérifier que Rasch ne viendrait pas manger le lendemain. Seul moyen indirect d’établir sa mort, les journaux de propagande ne publiant jamais le décès d’un membre de la Gestapo, ou alors plus tard et pour des motifs fallacieux.
Amadeus fut arrêté le lendemain alors qu’il pénétrait dans la brasserie pour la deuxième fois. Dénonciation, un observateur moins aviné ou au contraire un piège du simulateur ?

Il ne le saurait jamais, mais lorsque la Gestapo lui expliqua la raison de son arrestation, soit l’assassinat de Rasch, un sourire barra son visage qui énerva autant que surprit ses futurs tortionnaires.

Amadeus avait réussi. Sa mission s’avérait un succès et, si comme prévu, il ne pourrait en savourer les conséquences, rien ne l’empêchait de dérouler l’enchainement à venir.

Le gang de Römer assassinerait Hitler le 31 mai 1942. La nouvelle déclencherait un séisme dans le troisième Reich. Reinhard Heydrich quitterait Prague le 1er juin, échappant ainsi à l’attaque contre sa voiture planifiée le 4 juin par des résistants tchèques. Après des manœuvres dignes de cette dictature féroce et sans pitié, Heydrich éliminerait la concurrence pour mettre en place un régime nazi que les historiens qualifieront de plus pur, moins naïf que celui d’Hitler. Mais surtout, surtout, le troisième Reich d’Heydrich prolongerait le conflit dans des proportions considérables. La Deuxième Guerre mondiale serait connue sous le nom de la guerre de 39-49. Sabotage du programme nucléaire américain, Russes repoussés, solution finale presque achevée sur le continent européen et surtout, un affrontement atomique d’ampleur, mais maitrisé. Gagnée par les alliés une fois encore, mais avec cent cinquante millions de morts au lieu de cinquante, et une croissance démographique beaucoup plus lente grâce à l’hiver nucléaire.
En 2020, la population atteindrait péniblement quatre milliards au lieu des huit milliards suicidaires et le changement climatique et ses conséquences irréversibles seraient repoussés d’une bonne trentaine d’années. Le simulateur était formel : pour sauver l’humanité, il fallait tuer Hitler.

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Crédit photo: Lpettet

Valery

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Valery

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