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Automne | Blaise Jourdan

La série d’interviews Automne se poursuit. Après Mélanie, blogueuse, voici Blaise Jourdan, écrivain, proposé par Neil Jomunsi.

Blaise Jourdan ?

C’est un pseudonyme que je me suis choisi quand j’ai décidé de prendre l’écriture au sérieux. Je voulais garder une séparation avec mon activité professionnelle.

Pour te découvrir, tu conseilles quoi ?

Je conseillerais de lire Marisa, parce que ça synthétise beaucoup de préoccupations personnelles. C’est l’histoire d’un homme qui prend conscience qu’il n’existe pas. Du moins, c’est l’idée que j’avais en tête au départ ; je voulais creuser ce sentiment d’inquiétante étrangeté à la Philip K. Dick.

Mais comme je ne sais jamais de quoi vont parler mes histoires tant que je n’ai pas fini de les écrire, celle-ci est finalement plus large que le concept initial : chacun l’interprète comme il veut, mais je crois que c’est une nouvelle qui parle du rapport entre l’art et la vie, de l’art comme soutien et stimulant de la vie. Il y a une différence entre exister et vivre, et vous savez ce qu’on dit : “beaucoup de gens existent mais peu savent vivre”. La nuance n’est pas facile à saisir, du moins si l’on veut aller au-delà du cliché des adolescents qui accusent leurs parents de ne pas vivre parce qu’ils ne font pas la fête. Mais après avoir écrit Marisa, j’ai compris un peu mieux ce que ça signifiait.

Auto-édité ?

Oui, auto-édité parce que je fais des expériences, et que je voudrais créer une sorte de repaire sur internet, où tomberaient régulièrement des histoires courtes, assez rythmées et menant toujours quelque part. Ma vie personnelle ne m’a pas laissé beaucoup de place pour m’organiser ces derniers mois, mais ça devrait bientôt se calmer. D’ici la fin de l’année, je compte commencer à publier un feuilleton, et j’ai l’intention de frapper fort.

Ta nouvelle “Les dernières cendres” est uniquement disponible sur Amazon. C’est gênant ou pas ?

Je ne sais pas. Disons qu’il y a au moins un avantage pratique à publier sur Amazon, c’est qu’il suffit d’un clic au lecteur pour que le texte soit envoyé sur sa liseuse. Sur mon site, à moins de lire les nouvelles dans le navigateur, il faut télécharger les fichiers et se les envoyer par mail ou les transférer par USB.

D’autre part, “Les dernières cendres” est payante parce qu’elle est un peu plus longue que les nouvelles du site. D’autres devraient arriver bientôt.

J’ai lu ta nouvelle “Métamorphoses”, tu peux en parler un peu ?

C’est l’histoire d’une bande de potes qui se réveillent à demi transformés en sangliers après une grosse cuite. C’est une idée qui m’est venue un matin de gueule de bois, et à laquelle je voulais donner une tournure un peu méchante, drôle et vulgaire, grand-guignol aussi, à la manière des Contes de la crypte. J’adore cet univers, cette espèce de cruauté rigolarde, avec des personnages qui sont souvent des pauvres cons, des gens mesquins, complexés, confrontés à des situations épouvantables qui les punissent par où ils ont péché. Je suis souvent tenté d’y retourner, j’y prends beaucoup de plaisir.

Finalement, pour Métamorphoses, je n’ai pas pu m’empêcher d’y mettre aussi un peu de tendresse, parce que ces gros lourds d’étudiants, qui parlent des filles entre eux comme des cadors mais deviennent tous penauds quand il faut assumer, je les ai connus et j’en ai fait partie.

Le roman et le lecteur de roman vont disparaitre pense Philip Roth. Un avis ?

J’avais lu son interview : “je peux vous garantir que dans trente ans, il y aura en Amérique autant de lecteurs de vraie littérature qu’il y a aujourd’hui de lecteurs de poésie en latin”. C’est radical mais justement, c’est intéressant d’essayer de comprendre pourquoi il dit ça.

Et je vois notamment une raison, c’est qu’on oublie aujourd’hui ce que la littérature a de spécifique en tant que culture. Si Roth parle de “vraie littérature”, c’est sans doute par opposition à cette tendance moderne à considérer la littérature comme du cinéma écrit : la seule valeur du roman, ce serait l’histoire ou le message qu’il rapporte. C’est vrai mais ce n’est pas suffisant, car il y a certaines composantes culturelles qui n’appartiennent qu’à la littérature : on n’est pas éduqué de la même façon par la littérature et par le cinéma, un peu comme on n’est pas éduqué de la même façon en terres chrétiennes et en terres bouddhistes.

En plus de l’histoire, la littérature c’est aussi le silence, les mondes intérieurs, l’introspection, le dialogue avec l’auteur… Mais plus profondément encore, c’est une façon d’interpréter le monde à travers des codes narratifs qui n’ont aucun rapport avec ceux de l’image : par exemple, le fait de structurer un récit en paragraphes, chacun introduisant et développant une nouvelle idée ; ça n’a l’air de rien parce qu’on n’y pense jamais, mais ça structure l’intellect, ça éduque la pensée dans une certaine direction. Une civilisation de grands lecteurs ne peut pas ressembler à une civilisation de grands cinéphiles, même si les deux ont une passion pour les histoires ; l’une est dressée pour les mots et les phrases, l’autre pour la composition et le montage. Ils ne voient pas le monde de la même façon, et ils ne vivront sans doute pas de la même façon.

Or l’une des particularités de l’Occident moderne, c’est la culture du roman. Dans Notre Dame de Paris, quand Victor Hugo écrit que l’imprimerie tuera l’architecture, c’est lié : l’esprit critique occidental est né de l’exploration du monde par la littérature, et peut-être pourrait-on même dire par le roman. Et c’est l’imprimerie, en disséminant l’esprit romanesque, qui a éduqué les peuples européens dans une certaine direction, leur a appris à penser d’une certaine façon, et les a conduits jusqu’à la mort de Dieu.

Mais, pour mille raisons (dont, sans doute, l’attrait des écrans, mais on pourrait se demander si la littérature ne contenait pas en elle-même son propre poison), l’époque contemporaine se détache des livres : elle ne leur trouve plus d’intérêt que comme vecteurs d’histoires. Je maintiens que l’histoire est cruciale, mais nous passons nos vies à raconter des histoires, sans arrêt : si la littérature a une valeur, c’est parce qu’elle est une manière particulière de le faire. Alors la “vraie littérature” c’est celle qui tire profit des spécificités littéraires pour explorer un certain rapport au monde : pour caricaturer, un mauvais roman ne vous apprend rien d’autre que les événements de l’histoire qu’il raconte, il vous divertit ; un grand roman vous éduque.

Je pense que c’est de ce lien des individus à l’esprit littéraire dont parle Roth. Sans doute que dans 30 ans, les peuples occidentaux seront plus éduqués par les vidéos que par la littérature. La suite de notre destin sera structurée par l’image plus que par le texte.

Est-ce raisonnable, souhaitable de vouloir vivre de ses écrits ?

Raisonnable ou non, ça regarde celui qui a une idée en tête et qui y croit. Mais judicieux, je ne suis pas sûr. Il me semble relativement évident que l’argent se trouve aujourd’hui dans le cinéma, dans la télé, dans les chaînes YouTube, mais de moins en moins dans les livres (à l’exception de quelques coups marketing et grands raconteurs d’histoires, comme J.K. Rowling). On peut toujours rêver de vendre les droits d’un roman à un studio de cinéma, mais vivre de ses histoires comme un artisan vit de sa production me paraît irréaliste, surtout en France. Je rejoins en ça le diagnostic de Philip Roth : bien que les plateformes d’autopublication montrent qu’il y a toujours énormément de gens qui écrivent, nous sommes pourtant de moins en moins une civilisation littéraire, une civilisation de mots (on voit d’ailleurs comme beaucoup de ces romans publiés sur Internet sont issus d’une culture visuelle ; ils décrivent des scènes de films). Ca m’ennuie parce que j’adore la littérature, mais après tout c’est mon problème, et j’ai toujours la possibilité de lire beaucoup et d’écrire beaucoup.

De plus en plus de personnes s’éloignent des réseaux sociaux, en disparaissant complètement ou en réduisant leur activité. Et toi ?

Je suis souvent tenté de tout couper. Je supporte à peine Twitter, par exemple. J’y suis souvent, mais il y règne une telle puanteur ressentimentale, une telle hargne, une telle culture de la plainte, du grognement, de l’indignation, que je trouve difficile de ne pas y céder aussi. Rester dans le positif réclame un effort.

Mais enfin, pour l’instant je ne réduis rien du tout. Je n’ai pas de mal à m’en décoller, le week-end ou en vacances, et ça ne manque pas.

Comment découvres-tu de nouveaux livres ?

Par recommandations ou par proximité avec les livres que j’ai aimés.

Un livre inconnu* à nous faire découvrir ?

Kaputt, de Curzio Malaparte. L’auteur était correspondant de guerre sur le front de l’est, pendant la seconde guerre mondiale. Il y rapporte ses souvenirs, qui sont parfois vraiment malsains (en tant que capitaine de l’armée fasciste italienne, il est souvent invité à dîner à la table de dignitaires nazis, et raconte les longues et pénibles conversations mondaines, souvent sans fil conducteur, les politesses, les piques et les blagues, les digressions interminables des Allemands sur leur bien-aimée Kultur, dont ils se gargarisent avant d’emmener tout le monde devant le mur du ghetto juif pour tirer sur des enfants, comme on va au théâtre), parfois hallucinants d’horreur baroque. Le style lui-même devient alors presque fou, les descriptions surchargées pourraient avoir inspiré certaines visions cauchemardesques de films d’horreur contemporains. C’est un livre à part, bizarrement écrit, foisonnant, parfois barbant, parfois traumatisant, assez difficile à lire mais qui vaut la peine.

Un.e auteur.e inconnu.e* à nous faire découvrir ?

Pas vraiment inconnu mais sous le radar médiatique : Philippe Jaenada. Vous pouvez tout lire, mais commencez par Le chameau sauvage. Je l’ai lu à 18 ans, je ne m’en suis jamais remis. C’est formidable, généreux, sincère, joyeux et tragique, et c’est un des très rares livres qui m’ont véritablement fait pleurer de rire au point de devoir interrompre la lecture, tellement je m’y reconnaissais et tellement le style emporte tout sur son passage. Jaenada a vraiment inventé une façon de raconter qui n’appartient qu’à lui, mais qui est en même temps d’une simplicité désarmante. On ne voit pas ça souvent.

Une question qu’on ne t’a jamais posée ?

Quel est le roman que tu aurais aimé avoir écrit, et après lequel tu aurais estimé que plus rien ne pouvait t’arriver ? Je réponds quand même : c’est Ça, de Stephen King. C’est en le lisant que j’ai “senti” pour la première fois ce que c’était que la littérature.

Tu arrêtes quand d’écrire ? (la question qu’on n’a jamais posée à Neil Jomunsi)

Peut-être quand je serai vieux. Il y a un aphorisme de Nietzsche que j’aime beaucoup, dans Humain, trop humain : il suppose qu’on doit ressentir une joie presque maligne à voir son corps vieillir, à sentir ses capacités mentales diminuer, tout en sachant qu’on a mis sa vie dans les livres qu’on a écrits, et qu’on l’a ainsi préservée, en quelque sorte. De notre corps, il ne reste déjà plus que de la cendre ; le feu de la vie a été sauvegardé, et il peut agir sur les lecteurs, se propager dans le temps, déployer ses effets dans le monde, etc. C’est un peu comme si un homme regardait de loin un voleur s’approcher de son coffre-fort, tout en sachant que celui-ci est vide et que l’argent est en sécurité ailleurs. La vieillesse et la mort peuvent venir, elles ne trouveront plus grand chose à emporter.

Toute la question, bien sûr, c’est de savoir comment exprimer le feu de sa vie, le feu de sa jeunesse. Comment lui donner une voix sans le trahir, sans le rapetisser. C’est cet objectif-là qui m’obsède.

C’est Neil Jomunsi qui a indiqué ton nom pour cette série d’interview : un mot sur Neil ?

J’admire son énergie créatrice et le soin qu’il met dans tout ce qu’il fait. C’est toujours beau, toujours généreux, et il ne se moque pas de son public. Je suis de près son actualité, j’ai beaucoup aimé quelques très belles nouvelles du projet Bradbury, et apprécié son roman Kappa 16. En revanche je suis moins client du côté pulp des éditions Walrus, je trouve ça bizarrement anachronique.

Cette série d’interview repose sur la sérendipité. J’interviewe qui après ? Tu peux mettre deux ou trois personnes et une question à ajouter si tu as envie

Tu pourrais interviewer Loïc Dessèbre. C’est quelqu’un qui “cherche”, qui se pose des questions, et qui se dit lui-même en cours d’apprentissage du métier d’écrivain. J’aime bien ça. Il y a aussi Saint Epondyle, du blog Cosmo Orbüs, pour les mêmes raisons, et parce que je trouve que c’est quelqu’un de “solide”, qui développe une pensée vraiment personnelle, ce qui est très rare.

Et puisque tu parles de sérendipité, voici un menuet de Haendel joué par Anne Queffelec (la soeur de Yann), et un très beau poème d’Edmond Rostand :

Les rois mages

Ils perdirent l’étoile, un soir ; pourquoi perd-on

L’étoile ? Pour l’avoir parfois trop regardée.

Les deux rois blancs, étant des savants de Chaldée,

Tracèrent sur le sol des cercles au bâton.

Ils firent des calculs, grattèrent leur menton,

Mais l’étoile avait fui, comme fuit une idée.

Et ces hommes dont l’âme eût soif d’être guidée

Pleurèrent, en dressant des tentes de coton.

Mais le pauvre Roi noir, méprisé des deux autres,

Se dit “Pensons aux soifs qui ne sont pas les nôtres,

Il faut donner quand même à boire aux animaux.”

Et, tandis qu’il tenait son seau d’eau par son anse,

Dans l’humble rond de ciel où buvaient les chameaux

Il vit l’étoile d’or, qui dansait en silence.

Je suis joie. Cyrano reste ma pièce et mon personnage préférés de tous les temps. Alors voir débarquer Rostand dans cette série d’interviews, si c’est pas de la sérendipité heureuse ça ! Un grand merci à Blaise pour la richesse de ses réponses. La prochaine fois, on retrouvera l’équipe de la Piscine proposée par Thierry Crouzet (que je devais mettre cette semaine mais je suis à la bourre).

Valery

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Valery

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