Dixième nouvelle noire de la saison 5. Johann entend des proches parler de lui comme d’un gâchis. Il le vit mal, très mal.

Quel Gâchis ! la 85e nouvelle noire pour se rire du désespoir est en ligne.

La version audio est disponible sur Youtube, Soundcloud mais aussi sur Spotify ou iTunes.

Rendez-vous le 22 juin pour la prochaine nouvelle.


Quel gâchis ! entendit Johann. Il ne bougea pas, attendant la suite. De quel gâchis parlait-on ? La voix reprit :

– Non, mais quel gâchis ! Tu te rends compte. Ça me rend malade de voir ça.

Johann reconnut la voix. C’était celle de son collègue Rachid. Il avait l’air en colère sans qu’Johann ne comprenne contre qui ou quoi sa colère était tournée.

– Attends, t’as vu le potentiel du mec, son énergie, son envie et t’as vu le résultat, cinq ans plus tard ?

Johann s’entendait bien avec ce collègue. Une personne avec une double compétence. Puisqu’une simple compétence ne suffisait plus dans ce monde où l’on est un poids à partir de quarante-cinq ans. Une compétence professionnelle et une compétence humaine, ce qui était plus rare que les ingénieurs avec un MBA.

– Regarde-le se balader dans les couloirs. Qu’est-ce qu’il fout là ? Je l’aime beaucoup Johann. Quel gâchis !

Johann reprit sa marche, espérant être passé inaperçu.

Quel gâchis ! Ces deux mots tournaient dans sa tête.Ainsi, à 45 ans, ses collègues le considéraient comme un raté. Il aurait pu voir l’aspect positif : s’il était un gâchis, c’est que l’on croyait en lui, on l’imaginait capable de plus. Il y avait là matière à progresser. Mais il n’avait jamais regardé l’aspect positif des choses. Pas quand cela le concernait. Il se focalisait uniquement sur les éléments qui prouvaient sa nullité. Alors ce “Quel gâchis” prenait la place du trophée au-dessus du canapé du salon, il n’était pas une promesse d’un mieux, mais le constat, simple, lucide, de sa médiocrité. À quelques heures de ses 45 ans, ces deux mots résonnaient comme une sanction, un jugement définitif.

Bien qu’il ne fût que 14 heures 30, il sortit du bureau et commença à marcher dans les rues de Paris. Lorsque l’on a fait du gâchis, on ne peut pas réparer, songeait-il. C’est trop tard. C’est après. Le pot de lait est renversé, par terre, gâché. La jeunesse a été bue dans l’inconscience, gâchée. Les journées de travail pour l’entreprise n’ont abouti à rien, gâchées. L’amour qu’il a distribué n’a rien fait pousser, gâché.

Si seulement il avait le courage d’en finir. Si seulement il trouvait la force d’arrêter ce gâchis. Si seulement…

– Il n’y a qu’à demander, entendit-il dans son dos.

Johann réalisa qu’il avait marché des heures sans s’en rendre compte. Place de la République, Opéra, les Champs-Élysées, la Concorde, le Louvre et enfin le pont Sully. Le pont sur lequel se tenait ce mystérieux personnage : chauve, barbu, petit, tout petit, mais très élancé, malgré sa taille, portant un costume bleu turquoise. Le plus surprenant : personne ne semblait le voir.

– Alors, vous voulez la force d’en finir ou pas ? s’enquit l’inconnu.

Une seconde auparavant, Johann regardait la Seine, cette Seine qu’il avait contemplée tant de fois, cherchant le courage ou la lâcheté de s’y jeter. Pesant le pour, le contre. Annulant au dernier moment : pas assez dangereux. Sauf en hiver, mais la perspective de périr gelé et noyé le faisait généralement reprendre sa marche.

– Dites, vous me répondez ? Je viens de loin, c’est pas pour mater la flotte couler.

L’intrus semblait réel. Il ne devait pourtant pas l’être. Pas possible. Un Lilliputien en costume turquoise qui lui proposait de… de quoi d’ailleurs, que lui proposait-il ?

– Vous voulez quoi ? Qu’est-ce que vous faites là ?

Le petit bonhomme arbora un air navré :

– Faudrait nous mettre une pancarte, personne nous croit jamais. On nous demande tout le temps une deuxième fois, une troisième.

Il secoua la tête :

– Je vais vous expliquer qui je suis, vous allez me regarder avec des grands yeux, me dire Mais c’est pas possible, ensuite vous allez me poser des questions bas de gamme, me faire passer une sorte de test débile, et lorsque j’aurai donné suite à toutes vos requêtes, même les plus bêtes, vous finirez par beugler : J’y crois pas, et rebelote.

Et sans laisser le temps à Johann de commenter, il reprit :

– Non vraiment, on peut plus bosser comme ça. Je ne sais pas à quel moment c’est parti en sucette, mais c’est plus un métier.

Il marqua une pause, assez long pour qu’Johann intervienne, mais ce dernier ne savait plus quoi demander, de peur de tomber dans les travers mentionnés par le petit homme. D’ailleurs, il continuait :

– Je dis que je ne sais pas quand ça a merdé, mais je sais. Ça fait une centaine d’années. On dirait que depuis que vous voyez des merveilles à longueur de journée sur vos écrans : cinématographe, télévision et maintenant vos petits machins portatifs, vous n’y croyez plus dans la vraie vie. Et ça ne s’arrange pas. Ça ne s’arrange pas du tout. C’est fou. Vous semblez ne plus croire en rien et encore moins quand vous l’avez sous le nez. Mais bon, je m’arrête là, sinon je vais commencer sur les escrocs qui vous gouvernent, qui vous volent à découvert et que vous vous refusez pourtant à voir. Tu m’étonnes que vous doutiez de moi.

Cette tournure de phrase chamboula Johann, athée convaincu, qui se surprit à murmurer :

– Dieu ?

Les épaules de l’inconnu s’affaissèrent :

– Pourquoi pas Charles Ingalls ou Mohamed Ali, tant que vous y êtes ? Tout de suite, la folie des grandeurs. J’ai dit doutiez de moi parce que vous doutez de mon existence quand je suis sous vos yeux, pas parce que je suis… je suis… Non, je vous jure.

– Vous êtes qui alors et vous me voulez quoi, qu’on en finisse ?

Le petit homme sortit un papier de son veston et machinalement Johann s’écria en reculant :

– Vous n’êtes pas le diable quand même ?

– Mais c’est une maladie ! Dieu, le Diable, vous avez de ces références. Quand vous achetez un Mac dans un Apple store, c’est pas Steve Jobs qui vous emballe la camelote, si ? Bon, là c’est pareil.

– C’est pareil, donc vous travaillez pour Dieu ou le Diable !

– J’ai pas dit ça. Ce que je dis … ce que je dis, c’est que je m’appelle Monsieur Sieur et que je peux vous aider.

– Monsieur Sieur ? Vous n’avez pas trouvé plus con comme nom ? répliqua Johann. Votre femme c’est Madame Dame. Je sais pas si les autres vous croient, ou croient en vous, mais si vous êtes là pour prouver que vous êtes con, je suis totalement convaincu.

Le sourire sur le visage de l’inconnu stoppa Johann. Mais oui, bien sûr, le type se foutait de lui. Il plaisantait. C’était peut-être sa manière de donner corps à son histoire, de louvoyer.

– Ah, OK, bien joué alors. Vous avez de l’humour, je vous l’accorde. Ça ne me renseigne toujours pas sur ce que vous voulez.

– Vous en étiez à “tenter d’arrêter ce gâchis”, je viens vous aider.

De fait, le petit bonhomme était apparu alors que Johann pensait à en finir.

– Vous m’offrez trois vœux, c’est ça ?

Le Lilliputien ne chercha pas à masquer son agacement :

– Dites, vous vous croyez à la foire fouille : deux pour le prix de trois et compagnie ?

Johann ne cacha pas sa surprise:

– Vous avez tout de même de drôle de référence pour un lutin.

En entendant ça, il sembla gagner dix centimètres tant il se redressa :

– Lutin, lutin ? Je t’en foutrais du lutin, moi. Est-ce que je te traite de loser, de raté, de minable ? Non, je viens te voir en paix, te proposer un marché honnête et toi tu te moques de moi. Elle est bonne celle-là.

Johann n’arrivait pas à prendre sa colère au sérieux :

– Si vous n’êtes pas un lutin, vous êtes quoi ?

Se calmant :

– Je suis, je suis, peu importe, je viens vous proposer une affaire en or. Vous signez là et vous aurez la force de sauter, cette force qui vous manque.

Alors que le chauve lui tendait le papier, Johann le prit machinalement et sans le lire se surprit à engueuler son interlocuteur :

– C’est ça votre super affaire ? Je vous donne mon âme et en échange, vous me filez le courage de sauter ? Vous êtes encore plus con que vous n’en avez l’air. Vous croyez au Père Noël chez les lutins, je vois que ça. Si je veux le courage de sauter, j’ai pas besoin de vous filer mon âme, il me suffit de rentrer dans une pharmacie, d’acheter je ne sais quel machin là, ou même de me bourrer la gueule et je saute. J’ai pas besoin de vous.

Le barbu arracha le papier des mains d’Johann :

– Très bien, très bien. Pas la peine de vous mettre dans des états pareils. Je vous propose un coup de main, rien de plus. Et on n’achète pas les âmes par ici, enfin, ça ne se fait plus. Non, le papier c’est, c’est juste pour marquer le coup. Pour prouver que c’est nous qui vous avons aidé. Mais on ne demande rien en échange.

Johann reprit le papier :

– Je soussigné gnagna reconnait que le sieur Sieur – il leva la tête, considéra circonspect le petit turquoise – m’a donné la force nécessaire à la réalisation de la tâche pour laquelle je manquais de courage.

Johann toisa le petit homme :

– Et c’est tout ? C’est quoi cette connerie ? Et le courage, vous me le donnez avant ou après que j’ai signé ?

– Ah ben après, sinon…

– Sinon quoi ?

– Sinon y en a qui veulent plus signer.

– Si je signe, qu’est-ce qui me garantit que vous me donnerez le courage ?

– La confiance, la confiance l’ami.

Johann tendit le papier au petit homme et se remit en marche. Quelques pas plus tard, il se retourna :

– C’est le marché le plus con de l’année. La confiance, la confiance à un passe-partout déguisé en Michou qui apparait sur un pont, mais vous avez vu ça où ?

– Vos références, en plus d’être désagréables, sont vachement datées. Vous datez mon vieux, vous datez.

– Je date peut-être, mais demain, je ferai une taille normale, moi. Allez, je vous laisse monsieur Sieur. Et le bonjour à votre dame Dame.

Le silence se fit tandis que Johann s’éloignait. Le petit homme qui rangeait son papier tendait l’oreille et il entendit clairement Johann et son :

– Connard !

Souriant, il murmura, avant de disparaitre : Ça marche toujours.

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Crédit photo : Unsplash, Sharosh

Valery

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Valery

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