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Interview St. Epondyle

Automne, une série d’interviews autour de la création et de la sérendipité revient encore. Je pense que le rythme c’est une interview tous les mois. En général, à la fin d’une interview, je demande à la personne qui je dois interviewer après. C’est le principe. Et de temps en temps, je romps la chaîne – ou l’enrichis plutôt –  en proposant spontanément à une personne que j’ai rencontrée ici ou là. Pour Saint Epondyle, ce fut lors d’une soirée du Mouton Numérique, association que j’ai rejointe il y a quelque mois… [Update] Je suis fou, je ne vois que ça. En fait, j’ai bien rencontré Antoine à une soirée du Mouton mais Blaise Jourdan l’avait déjà mentionné dans son interview. Je vous dirais bien la honte, mais d’un autre côté, c’est aussi amusant de voir que tout se recoupe. Bref, je me tais [/Update] La parole est donc à Antoine ! Et attention, ça envoie…

St. Epondyle ?

Antoine St. Epondyle. C’est moi.

Pourquoi « Cyberpunk Reality : dernier bilan avant la fin du monde » ?

Pourquoi pas ? Cyberpunk Reality est mon premier bouquin. C’est un essai qui cherche à démontrer l’actualité brûlante du cyberpunk, sous-genre de science-fiction trop souvent relégué aux oubliettes comme s’il n’avait plus rien à dire alors que le monde devient de plus ne plus furieusement cyberpunk. C’est ce qu’ont compris des auteurs comme David Calvo qui vient de sortir Toxoplasma, un roman absolument dans cette veine et que je conseille.

Cyberpunk Reality est un premier livre avec tout ce que ça comporte d’erreurs de jeunesse et de rage d’arriver au bout, pour se prouver qu’on peut le faire, qu’on est capable de penser, d’écrire, de relire, d’amender, de maquetter, de distribuer, de vendre et de promouvoir un livre entièrement soi-même sur les heures du soir et les weekends. Pour être franc je n’ai jamais rêvé de publier un livre avant d’avoir l’occasion de le faire. Je suis blogueur et lorsque j’ai constaté que j’avais beaucoup de matière sur ce sujet j’ai eu l’idée d’y mettre une couverture et de l’imprimer à la demande. Ça m’a demandé un an et demi mais c’est un travail que je pratique déjà largement sur mon blog, j’ai une certaine habitude et des routines d’écriture bien ancrées.

Trois après la première publication, tu penses que ça empire ou pas ?

Lorsque je sortais le livre en 2015, j’avais conscience de son actualité et donc que sa date de péremption approchait. Aujourd’hui le monde devient de plus en plus cyberpunk et ça n’est pas parti pour s’arranger. La question est moins de savoir si ça « empire » que si ça s’accentue. Mon sous-titre « Dernier bilan avant la fin du monde » devrait plutôt être « Dernier bilan avant la fin d’un monde » au sens de la civilisation occidentale dominante. Cette civilisation-là, en effet, je pense qu’elle ne va pas vers le mieux. Tout cela est du domaine de l’intuition et du prisme dystopique avec lequel j’ai choisi de voir le monde pour cet essai. C’est une forme d’exercice de style qui révèle, je crois, une réalité possible. Le film Demain par exemple fait exactement le contraire en décidant de poser son regard sur des alternatives positives et porteuses d’espoir, des trouées d’air frais dans le smog… et ça ne donne tort ni à l’un ni à l’autre, c’est une question de regard, les deux sont compatibles et coexistent.

En 2015 donc, je me suis donné un minimum de cinq ans avant de me poser la question suivante : faut-il réécrire le livre pour en faire une version augmentée ? Le faire tout de suite serait 1/ un aveu que le tome serait sorti sans être terminé, ce qui n’est pas le cas, et 2/ une tentative de publier sur l’actualité ce qui n’est jamais une bonne idée. D’ici quelques années on pourra voir si le cyberpunk est toujours un angle digne d’intérêt pour regarder et comprendre notre monde. Je suis prêt à prendre les paris que ça sera le cas.

Si je devais enrichir aujourd’hui mon rapprochement entre le cyberpunk et le monde, je pense qu’on pourrait parler du terrorisme international et de son « uberisation » accomplie par Daesh en incitant ses partisans à frapper par n’importe quel moyen les cibles désignées. L’escadron du Bataclan, à priori, n’était pas issu d’une telle dynamique, mais l’attentat du 14 juillet et les diverses camionnettes-béliers de ces derniers mois appartenaient à cette logique. Cette « uberisation » avec revendication à posteriori d’actions isolées, c’est une logique nouvelle rendue possible par les technologies et l’atomisation de tels mouvements sectaires. C’est très différent (et beaucoup moins compliqué à mettre en place) de la méthode Ben Laden, plus proche de l’espionnage international.

D’autre part, il faudrait également structurer les réponses philosophiques au transhumanisme (américain surtout) qui, lui, est en train d’irriguer de sa logique un peu toutes les innovations technologiques d’aujourd’hui et de demain. J’ai beaucoup travaillé sur le transhumanisme en 2017, c’est un sujet passionnant parce qu’il englobe la plupart des questions technologiques : le solutionnisme en particulier, et cette bonne vieille logique d’amélioration qu’on nous vend comme nécessaire, puisque le ralentissement et la décroissance semble exclus et qu’ils sont vus comme une régression.

De même, il faudrait parler du durcissement du rôle des gouvernements après les attentats, des lois « anti-terroristes » et de la surveillance de masse parallèle à une dérégulation du travail qui assied un peu plus le pouvoir des grands groupes. Et puis, bien sûr, il faudrait parler de la figure hallucinante et tellement cyberpunk qu’est Donald Trump, le milliardaire populiste et ses « alternatives facts ». Cette invention combinée à nos propres fictions, à nos bulles de filtres et à tout ce qui contribue à la « post-vérité » contribuent à un fractionnement de plus en plus clair de la réalité. Si tu es complotiste, tu peux vivre dans une bulle absolument du même avis que toi… et l’entretenir. Mes propres réseaux sociaux ne parlent que de jeux de rôle, de techno sous un angle critique, de littératures de l’Imaginaire etc. Chacun vis dans sa réalité à lui, et toutes sont aussi valables que parcellaires.

Il faudrait enfin parler du glas des utopies, qui n’en peut plus de sonner. De la neutralité du net bientôt enterrée, du réseau (cet idéal libertaire paradoxalement issu de l’armée américaine) devenu supermarché panoptique. On pourrait évoquer l’effacement des frontières proclamé par le Manifeste Cyborg, et rappeler à la suite de David Calvo (encore) que cet effacement peut aussi servir à épouser les oscillations du monde pour changer avec lui, vers plus de liberté, ou une reconquête de cette liberté. Que le cyborg comme le cyberpunk, peuvent aussi être vus comme des utopies à condition d’en faire des vecteurs de libération et pas d’invention de nouveaux carcans. Même si pour ça, le transhumanisme qu’on nous vend aujourd’hui comme une fatalité est absolument inapte.

Enfin j’ajouterais volontiers quelques références à ma bibliographie : Toxoplasma donc, David Calvo. Outrage et rébellion et Le goût de l’immortalité, Catherine Dufour. Blade Runner 2049, Denis Villeneuve. Même si ce dernier est effarant d’absence de propos politique. Et d’ailleurs, je pense qu’il serait nécessaire, dans une réécriture hypothétique, de parler de la dépolitisation effrayante du cyberpunk soi-disant à la mode dans son esthétique rétro futuriste ; des remakes comme celui de Ghost in the Shell, la suite de Blade Runner et même les derniers Deus Ex dans une moindre mesure, ne tiennent aucun discours politique. Ils surjouent l’esthétique pour masquer sans y arriver qu’ils sont, eux-mêmes, des produits industriels incapable de fracturer ce monde dont ils sont issus et perpétuateurs. Et je suis prêt à te parier que la version américaine d’Akira qui sortira bientôt sera tout aussi creuse.

Thierry Crouzet a écrit « 101 raisons de ne pas voter » qu’il définit comme un acte politique. Ça t’inspire quoi par rapport à Cyberpunk Reality ?

Pas grand-chose, puisque je n’ai pas lu son texte (article, bouquin ?). Quoiqu’il en soit je crois qu’on arrive à un stade où le vote n’apparaît plus comme la seule expression politique, bien au contraire. La politique se niche partout, dans tout ce qu’on fait. Il faut prendre conscience qu’avant d’être un projet programmatique la politique c’est déjà ce qu’on fait quotidiennement en vivant ensemble. Les choses qui semblent le moins reliées à la politique, dans le milieu culturel notamment, sont souvent pétries de valeurs et de présupposés qui, justement parce qu’ils ne sont pas conscients ni reçus avec conscience, sont extrêmement puissants. C’est un peu la différence entre la pub « officielle » et la pub cachée, subconsciente, comme l’était le placement de produits avant d’être largement connu du public. Sur le plan des valeurs, il y a une différence fondamentale entre Myiazaki et Disney, par exemple – et l’appartenance de ces œuvres à la culture populaire n’est pas une raison de s’en désintéresser, bien au contraire !

A mon petit niveau, je cherche notamment à affirmer l’imaginaire comme politique, et à faire connaître ce que je trouve bien. Cyberpunk Reality va dans ce sens, maladroitement et de manière assez frontale, trop peut-être pour être parfaitement nuancé. Mon second bouquin sera plus balancé.

Malgré la fin du monde qui approche, tu as d’autres projets ?

La fin du monde n’approche pas particulièrement. Le cyberpunk est un genre pré-apocalyptique qui exclut par définition l’idée d’une fin effective du monde… puisqu’on se trouve avant. C’est une esthétique et un discours du déclin, qui explore jusqu’où on peut s’enfoncer dans le pire. En suivant cette logique, le monde « d’avant » a effectivement cessé d’exister à un moment, il s’est métamorphosé mais n’a pas connu l’énorme rupture dépeinte dans le post-apo ou l’apocalyptique par exemple. Et ça c’est encore une fois déjà le cas : le monde change à chaque minute, évolue, bouge, fait bouger les lignes. Le futur n’existe pas ; ou plutôt, le futur c’est d’ores et déjà maintenant. Le sous-titre de mon livre induit en erreur à ce niveau puisqu’il suggère une fin tranchée. Mais la fin du monde est continuelle, c’est un glissement perpétuel. “It’s your life and it’s ending one minute at a time” disait Chuck Palahniuk dans Fight Club.

Rien ne sert de se protéger de cette fin du monde hypothétique, je ne suis pas du genre survivaliste parce que je sais qu’en cas d’apocalypse zombie je serai parmi les 99% de morts zombifiés ; et donc oui, j’ai d’autres projets. En pagaille. Celui qui m’occupe le plus est l’écriture de mon deuxième livre : L’étoffe dont sont tissés les vents (titre temporaire). Cet autre essai métafictionnel est une analyse de La Horde du Contrevent, le chef-d’œuvre vitaliste d’Alain Damasio. C’est un boulot dense et complexe, que j’ai initié il y a plus de deux ans (soit quelques mois après la sortie de Cyberpunk Reality) et qui va m’occuper encore pas mal. J’en suis actuellement au troisième jet, ça devient franchement lisible et le plan ne changera plus beaucoup. C’est chouette, le golem prend forme dans le tas de glaise !

La Horde est une œuvre-monde. Un roman à l’ambition littéraire démesurée, et qui a les moyens de cette ambition. C’est presque incroyable aujourd’hui, de redécouvrir à ce point-là le pouvoir d’évocation, d’incarnation et de mise en abyme de la littérature. C’est peut-être le meilleur roman que j’ai lu dans ma vie, même si d’autres ont pu me bousculer plus violemment à certaines époques. Pelleter dans sa matière pour l’analyser est une tâche flippante et passionnante. Et c’est très gratifiant car chaque arpent de terre conquis dans la compréhension profonde du bouquin m’éclaire davantage sur l’ensemble. Il y a quelque-chose de génial à se rendre soi-même expert d’un sujet si dense, et d’y évoluer à l’aise ; sans tout connaître mais en comprenant chaque nouveauté comme partie logique d’un tout.

Par ailleurs je continue à écrire sur mon blog à raison d’un article par semaine. C’est une hygiène d’écriture et de vie que j’arrive à perpétuer et qui me maintient en état de penser un peu. Un peu comme faire des pompes, en mieux.

Enfin je joue beaucoup aux jeux de rôle. Depuis presque la moitié de ma vie, il y a eu des périodes avec et des périodes sans. Celle-ci est avec et c’est tant mieux. J’ai plein d’envies et de projets, notamment des scénarios que je voudrais playtester et publier enfin ! Je n’en dis pas plus, parce que ça fait plusieurs années que j’en promets certains.

Il parait que tu es un mouton.

Bêêêh !

Oui, et c’est très chouette. Le Mouton Numérique est une asso très prometteuse qui se lance depuis un an. Les premiers événements ont été des dates fortes et passionnantes, ça promet vraiment du bon. C’est un plaisir d’en être et j’ai hâte de voir jusqu’où nous irons. Déjà pour l’année qui vient, il y a une radio et des rencontres littéraires de prévues… en plus des six débats annuels qui forment le cœur du projet de l’association. L’assemblée générale de cet hiver a été un vrai plaisir ; ça bouillonne !

Un lien pour toi entre l’écriture de roman ou de nouvelles et le jeu de rôle ?

Le JdR et le roman partagent le fait de raconter une histoire. Sauf que contrairement à la littérature, le JdR (qui est un loisir potentiellement très littéraire) se déroule en direct, à la manière d’un théâtre d’impro. Pas de sauvegarde. Pas de réécriture possible de ce qui s’est passé. Ce qui est dit est dit et on enchaîne à partir de là.

Il y a donc un équilibre à trouver entre la préparation (écriture du scénario, mise en scène), et l’improvisation sur le moment. Car le scénariste de JdR doit moins écrire une histoire qu’un scénario à trous, favorisant l’émergence – c’est à dire les actions et idées des joueurs en cours de partie.

Lorsqu’on écrit du JdR, il faut marcher en équilibre entre ce qu’on veut dire, ce qu’on veut faire vivre et expérimenter à ses joueurs, et la place qu’on leur laisse pour apporter leur propre imaginaire, broder tous ensemble, créer du jeu – jeu de société, jeu d’acteurs. Ma table historique, c’est à dire les joueurs avec lesquels je pratique depuis pas loin de quinze ans, avec lesquels j’ai grandi y compris dans la pratique du JdR, cette table est une bande de potes soudée et déconneurs. On joue donc toujours, ou presque, pour rigoler. Ça marche bien avec une ambiance de série B, du nanar, même lorsque le jeu est supposément ultra-sérieux et psychologique, ou même horrifique mon genre de prédilection. Voilà la différence fondamentale du JdR et du roman : dans le JdR tu n’es pas tout seul, tu n’as pas l’entier contrôle sur ce qui se passe. Tu partages ton univers avec la table, tu échanges du contrôle contre de la richesse.

Les joueurs qui n’ont jamais mené s’y trompent souvent, mais il est impossible de ramer à contre-courant, seul « contre » quatre ou cinq, et de déboucher sur une bonne partie. Le mieux à faire est de sentir le sens du courant et de surfer la vague. Mais c’est parfois frustrant quand la table n’a pas les mêmes envies que soi.

A partir de là, il y a des approches très différentes du loisir. Certains prônent le « jeu d’auteur » dans lequel on va accepter de se soumettre à l’univers, à l’univers et aux règles pour découvrir ce que le jeu veut nous dire, comme un film ou un roman. D’autres défendent l’idée qu’on peut, ou doit, ou qu’on ne peut pas éviter de hacker le jeu en le re-digérant à ce qu’on aime faire collectivement. La vérité de la pratique est forcément un peu à la croisée de tout ça. J’aime beaucoup ce milieu (malgré ses polémiques et frictions incessantes en ligne) qui part toujours du principe que les livres sont modifiables, qu’on peut en faire ce qu’on veut. C’est très à contre-courant de tout un secteur culturel qui tend au consumérisme… même si le consumérisme revient sous d’autres formes ici comme ailleurs. Il y a quelques mois, j’ai demandé des conseils pour choisir un jeu de space opera, sur un groupe facebook de rôlistes. J’ai eu une avalanche de noms de jeux, mais surtout beaucoup de commentaires du genre « prend l’univers de tel jeu mais utilises plutôt les règles de tel hack paru en ligne sur un site américain » ou « j’ai fait un .pdf pour modifier ce jeu de fantasy, on y joue depuis dix ans et ça le fait très bien ». Finalement, chacun fait sa popote et c’est magnifique de création bricolée plus ou moins pro. C’est sans doute en partie pour ça que les acteurs du milieu, qui sont passionnés et méritants, ont un mal fou à le rendre viable économiquement.

Le roman et le lecteur de roman vont disparaître pense Philip Roth. Un avis ?

Je ne sais pas sur quoi il se base pour dire un truc pareil. Donc non, pas vraiment d’avis.

Ceci dit il y a des indices de « la fin de l’écrit » ici ou là (les états américains qui n’enseignent plus l’écriture à la main, par exemple), dont je ne sais pas trop quoi penser. L’ensemble des contenus que nous partageons et auxquels nous sommes exposés tendent vers le conversationnel, l’oral, la mini-vidéo, on commence déjà à dicter nos textos et à dire « ok Google » en rentrant chez soi (ce qui pose d’autres problèmes)… l’écrit commence à faire un peu rétro dans cette époque tellement connectée. Et en même temps j’ai l’impression qu’on n’a jamais autant publié de bouquins que ces dernières années, et ce même sans compter l’autoédition et la publication en ligne sans aucun contrôle des milieux littéraires traditionnels. Serait-ce un chant du cygne, une sorte d’explosion finale avant la disparition ?

Dans Notre-Dame de Paris, Victor Hugo se fait le témoin des grands bouleversements de la fin du Moyen-Âge. Ceux-là même qui rétrospectivement précipitèrent l’entrée dans la Renaissance, c’est à dire l’invention de l’imprimerie (vers 1450) et la découverte des Amériques (1492) en quelques décennies à peine. Frollo, qui est un érudit de l’ancien monde médiéval, est dégoûté car il sent que le vent est en train de tourner, que la grande époque des bâtisseurs laisse peu à peu place à celle du livre. Dans la comédie musicale du même nom, on lui fait dire « Les petites choses toujours viennent à bout des grandes / Et la littérature tuera l’architecture / Les livres des écoles tueront les cathédrales / La Bible tuera l’Église et l’homme tuera Dieu » ! C’est un très bon résumé du chapitre fondamental dans le roman Ceci tuera cela.

Vivons-nous aujourd’hui les prémisses d’un tel bouleversement ? Et si notre civilisation du texte laissait place à quelque-chose d’autre ? Peut-on dire que l’image va enfin supplanter le texte ; sachant qu’on l’annonce plus ou moins depuis 1945 ? On ne le saura probablement jamais de notre vivant ; il a fallu attendre Hugo (400 ans après l’époque dont il parle dans Notre-Dame de Paris) pour dessiner cette grille de lecture sous cette forme romancée. On sera clamsés depuis longtemps – et si cette hypothèse s’avère exacte, on aura passé notre vie à chouiner à raison sur « la mort de la littérature ».

Ou alors on peut aussi accepter que ce qui apparaît ne tue pas nécessairement ce qui était là avant. Que parfois des choses meurent, qu’on n’écrira peut-être plus rien du calibre de Notre-Dame de Paris mais que ce n’est pas si grave parce qu’on peut l’aimer quand même.

Est-ce raisonnable, souhaitable de vouloir vivre de ses écrits ?

Si le texte disparaît en effet, ce qui reste à voir, alors non ça n’est certainement pas raisonnable. Un exemple tout bête est celui des youtubers d’aujourd’hui comparés aux blogueurs textuels comme moi. Eux sont très exposés et atteignent – pour certains – des dizaines de milliers de vues et un support financier considérable en mécénat participatif de la part de leur public. Évidemment, ça fait rêver. Je vois ça par le bout de ma lorgnette, ça n’a pas valeur de généralité, mais ça révèle peut-être qu’un média est plus en phase avec son époque qu’un autre. D’ailleurs, je ne lis pas moi-même de textes aussi longs, en ligne, que ceux que j’écris. C’est idiot non ?

Quoiqu’il en soit, savoir si vivre de ses écrits est un vœu « raisonnable » n’est pas mon affaire. Il faut se défaire de toutes ces pressions qui nous assaillent de toutes part vers la « raison », cette barrière, celle qui englue, inhibe, désamorce, éteint, fatigue, « raisonne » nos rages et nos feux intérieurs. C’est souvent bien commode d’invoquer la « raison » pour s’exonérer de faire quoi que ce soit. Je me fous de savoir si c’est « raisonnable », mais je sais qu’il est ardemment souhaitable, pour un type comme moi, de vouloir vivre de ses écrits. C’est dur de le faire, très dur, mais je m’en remets à la phrase de Johan Scipion : « Ceux qui disent que c’est impossible sont priés de ne pas emmerder ceux qui essaient. » Et il sait de quoi il parle.

A part Damasio, un.e auteur.e à suivre ?

Plein.

En science-fiction notamment, je lis pas mal les auteurs et autrices français.e. Parce que j’en suis proche culturellement, leurs histoires me parlent beaucoup, et parce qu’il est délectable de lire directement dans la langue originale des proses comme celle de luvan, Catherine Dufour, Léo Henry et Jacques Mucchielli, David Calvo… tous les auteurs de La Volte qui est une maison d’édition hallucinante sur la qualité de ce qu’elle publie… et en fantasy JP Jaworski bien entendu pour les mêmes raisons.

Je lis aussi beaucoup d’essais et pas mal de BD. Les auteurs peuvent être variés et ne sont pas forcément des inconnus. Je n’ai pas des lectures hyper pointues à faire découvrir.

Une question qu’on ne t’a jamais posée ?

« Pourquoi tu fais tout ça ? »

J’aime me dire que ça me rend meilleur.

Quel est le roman que tu aurais aimé avoir écrit, et après lequel tu aurais estimé que plus rien ne pouvait t’arriver ? (La question qu’on n’a jamais posée à Blaise Jourdan)

En renfermant La Zone du Dehors, premier roman et premier que j’ai lu d’Alain Damasio, je ne savais plus où me mettre. J’étais à Lille, dans un café à côté de la rue Esquermoise (c’était le bon temps) et franchement mon état était proche du choc. Je me suis dit « il faut absolument faire quelque-chose de ce livre », c’était un peu « le monde doit savoir » et sans doute que ça m’a influencé des années après dans l’écriture de Cyberpunk Reality. J’y cite abondamment La Zone. Rétrospectivement, La Horde du Contrevent me semble meilleure, plus aboutie au niveau formel. Plus dense, plus complet dans son message et sa manière de l’articuler. Mais ma première lecture de La Horde ne m’a pas laissé le même sentiment de brutalité intellectuelle, c’est venu progressivement.

Si j’étends un peu la remarque, il y a plusieurs autres romans qui m’ont laissé un sentiment puissant, fondateur dans ma vie. Dracula, L’Appel de Cthulhu et Harry Potter parce que c’est avec lui que j’ai commencé. Mais jamais je ne me suis dit que j’aurais voulu l’écrire. Un bouquin c’est toujours une expérience de l’altérité ; donc à moins de tomber extrêmement proche de soi-même je ne vois pas comment on peut se dire qu’on aurait voulu l’écrire.

J’ai aimé avoir écrit Cyberpunk Reality – même si je le juge un peu durement aujourd’hui car très incomplet. J’aime écrire L’étoffe dont sont tissés les vents. J’aime écrire Cosmo Orbüs, mon blog qui totalise aujourd’hui plus de 500 articles publiés. Ces textes me ressemblent, mes amis proches et ma famille n’y découvrent pas grand-chose parce qu’ils me connaissent. Cosmo est mon vaisseau amiral, mais surtout Cosmo c’est moi ; avec ce qu’il a connu de changements, de promesses non-tenues (des tonnes), de gloires et de passages à vide depuis 2010. De tout ça, mes livres et mes textes, de tout ce parcours, je suis fier plus que de tout le reste. C’est peu près la seule chose que j’ai fait, moi-même, de ma vie.

J’espère ne jamais estimer que « plus rien ne peut m’arriver » après la lecture ou le bouclage d’un texte. J’étais bouleversé, récemment, en terminant Terre des Hommes de Saint Exupéry, mais je me sentais bien plus à poil – sensibilité affutée, sens en alertes, cœur ouvert – que blindé contre ce qui « pouvait m’arriver ». Je lis et j’écris pour m’ouvrir, pas pour me renfermer. J’espère qu’il m’arrivera toujours des trucs, quand il ne t’arrive plus rien c’est que tu es mort, je crois.

Cette série d’interview repose sur la sérendipité. J’interviewe qui après ? Tu peux mettre deux ou trois personnes et une question à ajouter si tu as envie.

Je te suggère d’aller découvrir le travail de Thomas Munier. Il est connu dans la sphère rôliste mais moins en dehors, c’est un auteur de jeux indépendants et de toute une œuvre-univers nommée Millevaux, qu’il fait vivre à travers plus d’une quinzaine (!) de jeux minimalistes de sa conception. C’est un univers horrible et sans concession, une forêt post-apo mutante et invivable qui recouvre toute l’ancienne Europe, et dans laquelle se déroulent des récits d’horreur hardcore et de survie sans lendemain. Chaque jeu apporte sa propre façon de jouer, un game design, un type d’histoire dans cet univers : de la survie au trip onirique en passant par plein de variantes que je ne connais pas. Le dernier né s’appelle Inflorenza Minima est c’est une forme de jeu ultra minimaliste qui repose sur une règle toute simple : tu peux (presque) tout faire pour survivre dans cet univers horrible, à condition que tu sacrifies quelque-chose en échange. Je te laisse imaginer l’expérience du déclin et de la compromission qu’on peut s’inventer pour vivre le post-apo comme si on y était – tout en partageant la fiction dans une large mesure. En plus le bouquin est illustré par Willy Cabourdin, un illustrateur incroyable dont j’adore le boulot.

Tu seras intéressé également par la démarche de Thomas. En tant qu’auteur de jeu d’ultra-niche et donc non rentables, il abdique l’idée de vivre de son écriture – ou en tous cas de gagner de l’argent avec. Son modèle économique en tant qu’indépendant, ou absence de modèle, est la « pauvreté volontaire ». C’est à dire qu’il diminue ses besoins, sa consommation et son niveau de vie pour se permettre de construire une œuvre sans pareil, un truc fabuleux et sombre, hallucinant, halluciné, difficile/impossible à éditer dans une approche classique, c’est à dire commerciale. Son engagement total vis à vis de Millevaux est forcément une leçon de vie incroyable, qu’il distille sur son blog Outsider dans de petits articles lumineux sur la créativité et ce qu’il nomme la « culture décroissante », locale, écolo, proche des gens, comme le fait de lire les romans de l’auteur du coin de notre rue, ce genre d’idées aussi proposées par Neil Jomunsi dans un genre différent. La démarche créative de Thomas est belle dans sa radicalité ; même s’il est difficile de l’imaginer à grande échelle. C’est magnifique de voir comme certains, dans les replis du monde et loin des fucking « industries culturelles », s’aménagent des angles morts pour écrire du post-apo affreux et méchant, mais aussi beau et hyper imaginatif, plutôt que de draguer le milieu en rebootant 50 nuances de Grey.

A chaque nouvelle interview, je me fais la remarque que j’aime particulièrement cette série. Qu’elle me surprend – et pourtant cinq ou six questions reviennent à chaque fois. Que chacun répond aux mêmes questions avec une sensibilité radicalement différente. Et surtout, surtout je reste surpris à chaque interview. Et il y a un monde entre les réponses Sabine Huynh et celles d’Antoine et puis finalement pas vraiment, et en tous cas il y a un lien, au moins un. Bref, je continue à mon rythme. Et un grand merci à Antoine pour la richesse de ses réponses. Je vous encourage vivement à découvrir son essai Cyberpunk Reality !

Valery

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Valery

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