Quarante-neuvième “Nouvelle noire pour se rire du désespoir” et douzième de la saison 3, ou S03E12. Quinze jours après la précédente puisque je passe en bi-mensuel.

De quoi parle cette histoire d’oubli ? Je trouve toujours compliqué d’expliquer sans déflorer. Il faut donner envie mais sans trop en dire. Et mes nouvelles sont souvent tellement improbables, que les évoquer c’est déjà les trahir. Disons qu’il s’agit d’un type qui veut mettre de l’ordre dans sa vie. Un mec banal. Un mec banal qui ne ressemble à aucun autre bien sûr.

Pierre-Henry était un homme méticuleux à l’extrême. Bien avant l’apparition des tableaux Excel, des traitements de textes, il avait pris l’habitude de noter tous les évènements de sa vie et surtout, toutes les personnes qu’il rencontrait. À quarante-neuf ans, Pierre-Henry était arrivé à ce qu’il considérait comme la croisée des chemins. Mais cette croisée ne l’emmenait pas vers un dilemme insoluble. Les choses étaient claires, les choix presque arrêtés. Il cherchait plus une confirmation qu’autre chose dans ses centaines de carnets.

Car il possédait des carnets par centaine. Il avait commencé à tout noter vers sept ans, peu de temps après avoir appris à lire. Tous ses camarades d’école, tous ses professeurs, toutes ses maitresses, ses nounous, les copains du centre aéré, ceux de sa rue, ses voisins figuraient dans ses calepins.

Il indiquait toujours le nom de la personne et un qualificatif, parfois deux, rarement plus. Il ajoutait parfois une phrase de contexte pour resituer la rencontre et enfin un mot de conclusion.

Ses carnets étant des modèles de huit centimètres par douze de cent pages chacun. Il en utilisait une dizaine par an. À l’aube de ses cinquante ans, il possédait près de cinq cents petits carnets. Étalés devant lui. Toute sa vie, toute sa vie tenait dans ses petits carnets. Car Pierre-Henry n’écrivait pas que sur les personnes qu’il rencontrait. Il y avait consigné le moindre évènement auquel il avait pris part.

Ces blocs-notes représentaient cinquante mille pages. Il se demanda combien pèseraient cinquante mille pages dans un ordinateur ? Cela tiendrait-il sur une disquette ? Utilisait-on encore les disquettes d’ailleurs ?

Peu lui importait après tout. Il n’était plus temps pour cela.

Combien de noms, combien d’évènements dans ces carnets ? Pierre-Henry n’avait pas besoin de faire fonctionner sa mémoire, il lui suffisait de consulter le cahier zéro, celui qui faisait office d’index et qui référençait tout. Il contenait cinq cents pages et d’un coup d’œil Paul-Henry trouva le chiffre qu’il cherchait, bien qu’il le connût par cœur :

Mille sept cent quatre-vingt-un.

Pierre Henry avait rencontré mille sept cent quatre-vingt-une personnes dans sa vie. Ce qui était beaucoup et très peu. Mille sept cent quatre-vingt-une personnes depuis ses six ans, cela voulait dire quarante et une par an. Dans son travail d’employé d’assurance, c’était raisonnable. Ses collègues n’avaient pas tellement changé et il travaillait dans la même entreprise depuis vingt-sept ans.

De fait, la plupart des rencontres dataient d’avant ses trente ans. Depuis, le chiffre tombait à douze nouvelles têtes par an, soit une par mois. Ce qui était très peu. Mais il achetait les mêmes produits aux mêmes endroits, ne sortait pas, évitait tous les lieux où l’on peut socialiser.

Ses projections lui permettaient d’affirmer qu’à ce rythme, Pierre-Henry aurait rencontré douze fois dix humains de plus d’ici ses soixante ans.

Mais Pierre-Henry se moquait de ce qui se passerait après ses soixante ans. Après ses cinquante ans aussi d’ailleurs.

Il poursuivait un grand œuvre.

Ses notes représentaient son fil d’Ariane, qu’il comptait remonter pour disparaitre totalement.

Dans mille sept cent quatre-vingt-une personnes, il n’y aurait plus aucun témoin de son existence.

Il devait simplement décider de la meilleure manière de procéder pour arriver à ses fins.

Bien sûr, les statistiques, la raison et le bon sens penchaient contre son projet. Aucun serial killer, même le plus pervers ou le plus organisé n’avait réussi à éliminer plus de cent personnes. Et, il fallait le reconnaitre, leurs agissements avaient fait plus pour leur notoriété qu’autre chose. Certains étaient restés à couvert mais très peu.

Heureusement, Pierre-Henry ne se voyait pas comme un serial killer. Il ne ressentait aucune haine contre qui que ce soit. Il n’avait pas particulièrement envie de tuer qui que ce soit d’ailleurs. Simplement il voulait disparaitre sans laisser aucune trace, aucun témoignage de son existence. Et il estimait avoir droit à cet anonymat total. Il mourrait dans l’oubli, dans un pays étranger, sous un faux nom, enterré dans une fosse commune, sans plaque.

Le projet était noté dans le petit carnet rouge. Il contenait tout le modus operandi de l’opération et s’ouvrait sur des mots griffonnés par une main enfantine :

« Commencer par Armando Pereira ».

Pierre-Henry ne pouvait songer à Armando Pereira sans ressentir une immense nostalgie. Qu’est-ce qu’il avait pu aimer Armando Pereira ! Son premier camarade de classe. Le seul de l’école à porter un nom qui ne soit pas à consonance française. Pierre-Henry s’était tout de suite senti attiré par ce petit garçon souriant, qui accueillait tout et tout le monde avec la même bonhommie. Pourquoi était-il le premier sur la liste ? Pierre-Henry, qui avait conçu son grand projet dès l’âge de six ans avait longtemps hésité. Devrait-il commencer ou terminer par Armando ? Il avait tranché par pragmatisme. S’il n’était pas le premier alors qui ? L’inconnu du jour, l’ultime personne croisée dans la rue ? Il n’en finirait pas d’avoir un premier. Tandis qu’en choisissant Armando, il définissait un début clair et il opérait une sorte de retour aux sources de bon aloi.

La deuxième était Sophie Ducret, qu’il ne pourrait s’empêcher de faire disparaitre avec tristesse. Elle avait été la première femme qu’il avait aimée, passionnément pour autant qu’un enfant puisse aimer avec passion. Pour tout dire, Sophie Ducret avait été la seule femme que Pierre-Henry ait jamais aimée. Hormis sa mère et une de ses grands-mères.

Il était impensable pour Pierre-Henry de partir en laissant derrière lui Armando et Sophie qui auraient tellement de souvenirs de lui, qui pourraient parcourir le monde et répandre tant de traces de son existence. Le troisième nom, pas moins important était celui de Philippe Courtois, un de ses cousins. Cousins avec qui il avait partagé tant d’aventures, tant de rires, de goûters, qu’il rejoignait naturellement Armando et Sophie dans la tierce à faire disparaitre avant tout le reste.

Depuis quarante-trois ans que Pierre-Henry murissait sa sortie, il avait souvent songé à passer à l’acte et avait toujours remis au lendemain, car il n’imaginait pas faire du mal à sa mère. Même si, dans son esprit, il ne cherchait pas à faire souffrir ceux qu’ils voulaient éradiquer, il avait bien conscience qu’éliminer sa mère ne serait pas un beau cadeau. Sa mort, une semaine plus tôt, l’avait autant libéré qu’affligé.

Il pouvait lancer son grand oeuvre : après Armando, Sophie et Philippe, il s’attèlerait tranquillement aux mille sept cent soixante-dix-huit autres personnes, plus ou moins une ou deux croisées dans l’application de sa besogne.

Il se sentait détendu, serein, confiant. Lui aurait-on fait remarquer l’inanité de son plan qu’il eut souri et rétorqué : « Vous trouvez que le monde est sain vous ? Je suis ma route, rien de plus, rien de moins. Ne me jugez pas ».

Après une nuit de repos, il se leva à sept heures comme tous les matins. Il alla uriner, prépara ses trente centilitres de café et se doucha pendant six minutes trente. Lorsqu’il sortit de sa douche, il se brossa les dents, passa un caleçon, un pantalon de flanelle, une chemise en coton et une veste un peu trop longue pour lui. Le café chaud l’attendait. Il le savoura pendant cinq minutes. Et à sept heures trente, comme tous les jours il était prêt pour aller travailler. Sauf qu’aujourd’hui, il n’irait pas travailler. Pour ne pas attirer l’attention, il avait posé une RTT, comme il le faisait de manières régulières depuis des années. En prévision de ce jour.

Devant la maison d’Armando Pereira, il ressentit une bouffée de chaleur, une tendresse pour lui-même. Il allait retrouver son meilleur ami. Pour la première fois depuis quarante ans. Car le petit Armando n’avait passé qu’une année dans l’école de Pierre-Henry qui ne l’avait jamais revu.

Positionné devant sa maison, Pierre-Henry resta en observation quelques instants, assista au départ de sa famille : sa femme et ses deux filles. Armando, au chômage depuis quelques semaines, allait chercher du travail depuis son domicile.

Pierre-Henry se dirigea vers la porte, sonna et, transi d’inquiétude, d’excitation, il attendit. Une minute plus tard, son ami ouvrait :

– Alors, vous avez oublié quelque chose les enfants… ah pardon, bonjour.

Pierre-Henry le fixait en souriant. Il souriait de tout son être. Enfin, il revoyait son ami.

– Bonjour, dit-il. Comment vas-tu ?

Le visage avenant d’Armando s’assombrit un peu.

– Pardon, on se connait ?

Pierre-Henry nullement décontenancé:

– Ahaha sacré Armando, toujours le mot pour rire.

La mention de son prénom fit monter l’inquiétude :

– Qui êtes-vous, monsieur ?

Le sourire de Pierre-Henry persista, indestructible :

– Quoi de neuf depuis le temps ?

Armando avait maintenant reculé et tentait, discrètement, de refermer la porte.

Pierre-Henry qui avançait au même rythme dit :

– Allons, nous pouvons bien nous rappeler du bon vieux temps avant de passer aux choses sérieuses ?

Les mots « choses sérieuses » inquiétèrent Armando qui essaya de claquer la porte mais Pierre-Henry s’était lancé en avant, bousculant son ami au passage. En reculant, il trébucha, tomba et Pierre-Henry, déjà sur lui, prenait sa tête à deux mains et la frappait contre le carrelage de l’entrée :

– On aurait quand même pu se souvenir du bon vieux temps avant de tout oublier ! On aurait pu non !!!

Lorsque la tête d’Armando ne fut plus que bouillie, Pierre-Henry cessa de l’écraser contre le sol. Toujours à califourchon sur le corps :

– C’est dommage. Mais enfin, c’est fait et je reste content que nous nous soyons retrouvés.

Pierre-Henry attrapa son carnet dans la poche intérieure de sa veste de costume, prit un crayon et raya le premier nom.

Empreint de nostalgie, il murmura « Plus que mille sept cent quatre-vingts ».


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Valery

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Valery

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