On démarre 2018 avec la cinquante-et-unième “Nouvelle noire pour se rire du désespoir” et quatorzième de la saison 3, ou S03E14. J’espère que vous avez apprécié la cinquantième “L’esprit de Noël“. Au programme de cette année, encore quatre nouvelles et fin février je baisserai le rideau sur la saison 3. Pour la saison 4, on en reparlera.

Cette semaine, une nouvelle triste. Une nouvelle qui se passe à un enterrement. Pas de situations bizarres, pas de personnages forts en gueule. Mais une histoire très personnelle.

Alex n’avait rien à faire à cet enterrement. Il n’avait, d’une manière générale, rien à faire dans les endroits publics. Au-delà de deux personnes, il se mettait en retrait. Ainsi fit-il aux funérailles d’Albert. Dans une salle minuscule, bondée, il trouva le moyen de se planquer dans un coin. S’il l’avait pu, il se serait caché derrière une plante, mais pour rester inaperçu, il devait se montrer d’une discrétion modérée, pas tapageuse. On n’assiste pas à des obsèques pour se rendre intéressant pensait-il, ni par sa présence, ni par son absence.

Pourquoi alors ?

S’il en jugeait par les réflexions autour de lui, on venait pour mentir sur les morts et médire des vivants.

Les commentaires lui soulevaient le cœur. La médiocrité le disputait à la méchanceté. La petitesse se grandissait pour lutter avec l’aigreur et la médisance.

À chaque nouvelle pique acerbe, acide qu’il entendait, Alex reculait d’un pas.

Mais, de même que la foule aime la densité pour célébrer la joie, la meute a besoin de la promiscuité pour jouir pleinement de son indigence. Dos au mur, acculé, Alex en fut réduit à écouter.

– Tiens là, ce sont les Barbodeau. Tu sais qu’ils lui ont volé de l’argent.

Le « Lui » faisait référence au mort. Pendant deux heures, dans ce funérarium, « Lui » n’avait qu’un seul sens, qu’une seule fonction : désigner Albert sans le nommer.

– Ah bon ?

– Oui. Et ils viennent quand même les ordures.

Alex ne savait pas trop quoi penser. Indépendamment du fait qu’on nage toujours dans le brouillard dans les affaires d’argent des autres, ça ne lui paraissait pas une cause d’excommunication. Ils avaient été amis trente-cinq ans avant la brouille. Revenir, ce jour-là, avec le tampon « Enculés qui lui a volé du pognon », n’était-ce pas une preuve tangible qu’ils se présentaient pour pleurer l’ami et pas pour se montrer. Ils avaient dû prendre sur eux, passer outre l’humiliation d’être les « Enculés ».

Alex tenta une sortie sur le sujet mais sentit que ce n’était pas le lieu.

Alors il recula d’un pas.

– Ah, salut Max ! Tu vas bien ?

Alex regarda l’homme qui se tenait devant lui. Le quinquagénaire le prenait visiblement pour son frère. Cela arrivait tout le temps. Et toujours dans le même sens. Il semblait pourtant à Alex que si tout le monde le confondait avec Max, il aurait été logique que l’on demandât à Max s’il n’était pas Alex. Mais la vie n’aime pas la symétrie, et la méprise restait à sens unique. Que Max et Alex ne se soient pas parlé depuis dix ans ne changeait rien à l’affaire.

Ce jour-là, Max n’était pas venu. Pourtant tous les gens penseraient « Tiens, il y avait Max à l’enterrement d’Albert ».

Pourtant Max brillait par son absence, Alex par sa présence. Il convint que ce n’était pas le moment, pas le lieu pour mettre cet énervement dérisoire sur la table. Mais il mentait très mal et masquait encore plus mal ses émotions. Il avait lu quelque part que l’hypocrisie, ce n’était pas de dire tout ce que l’on pensait mais de penser tout ce que l’on disait. Cette définition lui plaisait bien. Alors que répondre à cet homme qui lui demandait s’il allait bien, un jour d’enterrement, le confondant avec son frère ? Sourire et laisser le doute subsister.

– Ça ne va pas non, mais merci de demander François.

Car Alex se souvenait très bien de ce François qui se méprenait sur son identité.

– Et ton restaurant ? relança le cuistre.

Gagné. Max tenait un restaurant, quand Alex était enseignant et écrivain. Alex sourit quand même. Et tenta :

– Non, mais moi, je suis l’autre.

Car c’était vrai, pour tout le monde il était l’autre. Celui qui n’était pas Max. Le doute s’empara du gêneur.

– Ah, et tu fais quoi alors ?

– Ben là, je me fais chier à faire semblant d’écouter un type qui fait semblant de s’intéresser à moi après m’avoir confondu avec mon connard de frère.

Alex le pensa très fort, mais il sourit :

– Je suis enseignant sur Paris.

– Ah, t’as tous les malheurs du monde.

– Oui j’en ai un de plus puisque tu as décidé de rester en face de moi.

Mais il se contenta de :

– J’ai choisi, je ne regrette pas.

Et François fit semblant d’apercevoir quelqu’un et le quitta. Alex respira et recula d’un pas. Trois personnes lui demandèrent des nouvelles de son restaurant. Au quatrième, il indiqua qu’il venait de fermer pour problème d’hygiène. Il se reprocha cette sortie médiocre qui le rabaissait.

La cérémonie commença. Et il remarqua que si certains convives le prenaient pour son frère, les autres paraissaient s’interroger sur sa présence.

Albert, soixante-douze ans, avait été comme un père de substitution pour Alex. Pendant des années, il lui avait ouvert l’esprit. Il adorait discuter avec les enfants. Sans les abreuver du babillage abruti qu’emploient la plupart des parents. Non, d’égal à égal. Il fut peut-être le premier adulte à parler à Alex comme à un égal. Et pendant les trente ans qui suivirent, Alex se sentit très proche d’Albert. Il représentait son oasis, une personne-port. Une de ces rares personnes que vous avez besoin de voir pour conserver votre équilibre. Pour les quitter ensuite, pour voguer vers une autre étape, mais comme un port, vous y revenez toujours. Alex était parti de sa ville, avait voyagé, vécu sa vie mais toujours, régulièrement, il accostait chez Albert. Et Albert, qui lui aussi vivait sa vie, ne bougeait pas comme un bon port qu’il était, l’accueillait d’un chaleureux :

– Ah mon doudou, raconte-moi ce que tu deviens.

Et Alex racontait, se libérait d’un fardeau parfois, sans qu’aucune discussion ne s’avéra pesante. Et autour d’un verre, de plusieurs verres, ils refaisaient le monde. Et comme on recharge un bateau, lorsqu’Alex avait vidé sa vie, il pouvait, léger, repartir. Tandis qu’Albert, inamovible, lui lançait en guise d’adieu :

– Reviens me voir mon doudou.

Et toujours Alex revenait.

Mais si Albert connaissait ses enfants qui l’avaient vu grandir, sa femme bien sûr et certains de ses amis, le fait est que pour la plupart des convives, il n’était rien.

Et dans cette salle de funérarium, il se pensa intrus. Il craint, stupidement, qu’on ne voit en lui un touriste. Alors que sa peine, infinie, lui servait de quitus. La mort d’Albert lui avait déchiré le cœur. Il savait qu’il ne serait plus jamais le même. Et on le considérait comme un intrus. Il s’en voulait d’éprouver des sentiments aussi médiocres. Ce n’était pas un concours de tristesse, c’était une communion. Mais Alex n’était pas très doué pour les communions. Il prit sa place au fond.

Les témoignages se succédèrent : touchants, maladroits ou bouleversants. Et puis une femme, de son âge, qu’Alex ne connaissait pas prit la parole.

Elle raconta son Albert. Cet Albert port vers qui l’on revenait. Cet Albert qui l’avait vu grandir.

Et Alex sourit, comme il avait rarement souri. Il fut emporté par une vague d’amour, pour cette sœur en Albert qui décrivait le même homme-port. Et puis une autre femme de son âge et un autre homme vinrent pour rendre hommage au même phare. Et Alex sut qu’il avait bien fait de venir. Pour découvrir ses frères et sœurs d’Albert, qu’il ne reverrait jamais, mais qui lui confirmaient « Ton expérience n’est pas unique ». Et au lieu de la diminuer, ils l’amplifiaient puisqu’ils grandissaient encore l’homme qui la leur avait dispensée.

Albert demeurait l’homme qu’il avait connu : généreux, colérique, patient, curieux, énervé, impétueux et tendre, si tendre avec les enfants.

Lorsqu’ils sortirent, un autre type vint s’enquérir de son restaurant. Alors souriant de toute son âme :

– Je m’appelle Alex.


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Valery

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Valery

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